La couleur du corps – Alain Borer

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La couleur du corps, texte pour le catalogue de l’exposition de Georges Badin à la galerie Lovreglio (Nice, 1975) par Alain Borer

D’où vient la couleur, c’est à peu près la même question que « d’où viennent les enfants » — du corps, sans cesse. Peinture et écriture, c’est-à-dire encre et couleur, autant de pâtes et de liquides secrétés, investis, diffusés par toutes les glandes corporelles : sang, lait, urine, sueur, excréments, chyle, suc, sperme (cf. Bataille ou Artaud et le flic du Dôme). Le martyr chrétien est une « inscripta pagina christo », une page écrite  par le christ. Et l’encre rouge, en usage au Moyen-Age, comme l’encre pourpre conservée à Byzance, est l’écriture du sang : on mesure la profondeur de l’analogie de l’écriture et du sperme développée par Freud dans Symptôme, Inhibition, Angoisse. Mélanie Klein, de même, a indiqué cette direction : « Le sens symbolique sexuel du porte-plume se répand dans l’acte d’écriture en s’y déchargeant. » (1)
Ainsi le bien nommé Adolph Bitard (2) pouvait-il écrire : « Nous affirmons, en passant, qu’il se perd en France plusieurs centaines de millions de francs d’urine qui, vieillie et coaltarée, produirait des merveilles de bégétation. »
La couleur-urine dans les draps peints ne va pas sans évoquer les manufactures des Gobelins, qui gardèrent longtemps la réputation d’employer des ouvriers à fournir de l’urine pour la préparation des couleurs – et qui recevaient en ce sens des offres de service multiples, (par exemple celle d’un condamné à mort, en 1823 : « Je peux boire par jour vingt bouteilles de vin sans perdre la raison… »)
D’où, sans doute, l’origine des Gobelins judicieusement proposée par Rabelais (3) : panurge ayant semé sur sa dame une substance idoine, tous les chiens de l’église accoururent vers elle, « tirant leur membres et la sentans et pissans partout sur elle… Et c’est celuy ruisseau qui de présent coule au Guobelin ».

(1)Mélanie Klein, Essais de psychanalyse, Payot 1967, page 98
(2)In La Science populaire  sur 30-VI, 1881, cité dans le Dictionnaire de la bêtise, Laffont
(3)Rabelais, Pantagruel, deuxième livre, chapitre 22
Alain Borer