Georges Badin

La peinture de Georges Badin

LE FLEUVE

Un texte de Jean-Paul Gavard-Perret

Il écrit la descente au coeur de ce monde. Il parle d’une pente. Après la neige il remonte en cette oblique où n’est que le silence parmi les cailloux et le harcèlement des graminées. En cette oblique au plus près de son corps. Au plus près de son corps la langue entame l’argile. Comme si le ventre délivrait le bélier de la langue. A l’extrémité de la pente, en son pied le fleuve. Étranglement des limites. Infini de l’horizon. Pure charge des alluvions. Creusant l’invisible jusqu’à l’avalanche ans cette floculation de brindilles et de débris de roches. Il écrit la descente au coeur de ce monde. Le dernier fleuve d’un corps qui n’a que son nom. Corps fléché mêlé d’étoiles. Une graine glissée dans les cieux. Il est au centre. Il est noyé. Oeil ouvert. Œil fermé. Le lit. le fleuve amour, le fleuve immense. Langue enchevêtrée jusqu’au silence. L’avalanche. L’espace en fusion, la profondeur de l’auge. Ainsi jusqu’à ce que la langue redevienne muette (se détachant de ses lèvres). Démantelée. Là. Cette lumière. A proximité. En elle. Dans la patience du feu, l’inversion de la nuit. la nudité du fleuve, l’approche du sommeil, la f(l)amme prolongée.

Jean-Paul Gavard-Perret

L’ARAIGNÉE DE SOIE

Un texte de Jean-Paul Gavard-Perret

« Tu ne porteras pas d’ombre. Ni rien sous sa robe noire. Je serai au bord du Canale » (Pierre Bourgeade).

Le torrent jusqu’à l’extinction. Au point du jour, il imagine. Ses volets fermés. Il imagine l’hiver. Un grand âtre, un grand lit, elle bouillante en son cratère et lui cousu à elle pour sentir le chaud. Il imagine le point du jour après l’averse où il s’est perdu pour se reconnaître, pour voir l’obscur en luii et trouver la parole à mesure que le cri aigu de la femme s’ouvrait sur son plaisir. Tant de fois, sans relâche, elle l’a touché, il est monté dans l’étendu(e). Voilà pourquoi il écrit, il répète : qu’elle se dénude pour qu’il la regarde. Ainsi ces moments où l’écriture le révèle dans la crudité de son désir. Il sait que tôt ou tard elle aussi partagera cette envie. D’elle il attend tout. Il attend qu’elle le touche. Il veut connaître ses secousses et se laisser engloutir – ne plus savoir qui il est dans la folie de la dérive. Il faut qu’il aille au bout de ce qui a commencé, il ne peut plus faire marche arrière. Elle l’aspire, elle le soutient, elle le guide, il la rejoint. Il disparaît dans les lunes blanches des jasmins du jouir pour voir surgir le temps lorsqu’elle prolonge la perception la plus fine. Il n’est que cette goutte, cette rosée du matin. Elle est l’horloge de son silence. Il se souvient. Tant de fois sans se voir il l’avait déjà fait. Ses mains vaquent en cette absence. Et lorsqu’il il croit que ça se retire mais quelque chose approche. Elle est au bout du boulevard. Visage sans voix. Voix sans visage. Il veut que le jour contienne leur dérive. Rêvant d’y être, de perdre les mots ou de parler entre ses guillemets. Car elle n’est pas une ombre. Plutôt sa déchirure. Il bande sa langue dans ce jardin offert. Parfois il reste au bord, en équilibre. Il y a la brûlure, il en cherche le centre. Son corps est transparence. Elle le remplit, le vide, l’avance. Lumière au centre et rayon si moelleux. Il remonte la pente tandis qu’elle creuse l’invisible jusqu’à l’avalanche, osant ce détour, ce détournement. Langue ruisselet, ruisselante – jusqu’au fleuve. Il est dedans – éclipse, antre. Il décrit la descente. Le faut-il ? Il le faut. Il ne guérira pas de sa folie. D’ailleurs on ne meurt pas de cela. On est mort bien avant. Où alors, c’est que l’on a jamais vécu. Il reste dans l’impuissance de (se) penser. S’éloigner le ramène vers elle. Il est dans la parenthèse de ses jambes et dans la robe qu’elle enlève. Ni rivière, ni grange. Mais gang et Gange. Le fleuve. Comme s’il voyait dedans. Creusant l’invisible jusqu’à l’avalanche. Ainsi tout à reprendre. Dans la césure et la faille il donne forme à cette blessure blanche. Elle forge le passage, il avance comme un errant en ce débordement. Passé un certain seuil, rien appartient à l’angoisse. Elle est là sans y être. Passé les monts, la terre tremble et tombe. Le vent s’entasse, enserre toute vie dans son gris de métal. Mais quand le vent l’emportera qui pourra dire si elle a existé? Il mourra pour savoir si ce qu’il vient de tombe dans l’inconnu(e).

Jean-Paul Gavard-Perret

GEORGES BADIN : LE TEMPS DE LA REPLIQUE

Un texte de Jean-Paul Gavard-Perret

Qu’est-ce que la peinture si ce n’est un objet qui à la fois tient l’être en respect et le fait avancer . Qu’est-ce sinon l’invention d’une « visualité « ou d’une « choséité » qui ne s’adresse pas seulement à la curiosité du visible, au plaisir de l’être mais à son désir, à sa passion de voir ce qui est absence ou manque.

Dans son front de couleurs et de lignes en sa masse, l’oeuvre de Badin est à la fois un équilibre et un déséquilibre violents et fragiles, un moment où voir n’est plus saisir ce qu’on voit. Soudain une figure dévêtue, nue, épurée – telle qu’en rêvèrent Turrell et Rothko – apparaît pour offrir à l’être spectateur une sorte d’immanence de l’état de rêve éveillé? La matière à voir se transforme et devient l’évidence lumineuse mais décalée d’un lieu jamais atteint, déserté, qui échappe, bref un lieu perdu ou imaginé possible, doué de la puissance en tant que matrice et phallus des choses insues.

Badin nous offre cette expérience paradoxale, intense, vorace où les images (apparences) sont mangées pour que d’autres images nous mangent, nous enveloppent comme celle de nos rêves dans leur force majeure : lorsque nous rêvons nous ne croyons pas que l’on rêve. Une telle image – comme le rêve – n’est pas perceptible en tant que virtualité. Nous nous croyons soudain vivre de ça, être dans le vrai.

Ainsi un simple rectangle écarlate, sourdement écarlate, sourdement incandescent fait une masse colorée et frontale, sans ombre ni nuance défait l’œil de ses variations. Nous sommes devant un pan qui fait mouche et qui laisse en suspens tout le reste en une sorte de sublimation du trompe-l’œil mais qui n’est plus alors un trompe-toi toi-même.

A l’épreuve de la peinture l’être devient nécessairement flou, se dilue à l’image des corps errants de Badin au moment où devant lui c’est le contraire qui apparaît, qui impose sa loi et nous fait passer de l’illusion subie à l’illusion exhibée. De l’extrême compacité naît ainsi ce qui éclaire, délie, vide et remplit. Une béance, un béance par effet de pan. Pour nous tuer et nous faire revivre.

Il existe ainsi une condition littorale de la peinture en tant que lieu des extrêmes et des bords, un lieu de minéralités ouvert sur les extrémité d’un ailleurs – « Enfer ou   Ciel qu’importe » (Baudelaire). L’oeuvre de Badin est donc le lieu déserté élu : temps de la fable où tout s’inscrit en dehors des dualités.

Cadre du cadre orienté vers un champ coloré, le tableau n’est pas pour autant une simple fenêtre ouverte, sa découpe renvoie à un dedans – à sa luminosité ou son obscurité essentielle. Il est donc le lieu d’un rite de passage où tout s’inverse. On tombe en ce lieu, on vire au flou mais pour mieux voir, comme l’écrivait Carroll « pour se dissoudre comme un brouillard de vif argent ». Nous entrons dans le trouble là où est laissé au monde un plan plus ou moins épais qui donne à la couleur une profondeur, une épaisseur qui n’a rien à voir avec ce qui se passe ailleurs.

Que ce soit dans l’abstraction ou la figuration, les choses sont déqualifiées par la «choséité » (Beckett) de la peinture de Badin. Plus qu’opéra est opération en cette déqualification nécessaire qui nous touche par effet de pan plus que par effet de miroir en son « savoir – horizon » cher à Husserl. A ce titre Badin est un géomètre mais jamais des surfaces et des arrêtes polies, lisses, achevées pas plus que des axiomes purs. Il est plutôt le géomètre d’un lieu à venir, d’un lieu comme phénomène angoissant (car inconnu) où nous échappent les repères de ce que nous prenons pour notre monde visible. La peinture est donc un échange comme figure du monde dans la partie qu’elle joue avec lui. Elle est aussi cette fable du lieu anachronique où nous rêvons peut-être de glisser afin de briser notre façon de voir et de penser. Une fable qui évide sa propre affabulation, une fable qui n’est ni le propre ni le figuré, ni le pur ou le réalisé mais une zone où nous pouvons enfin verser dans le rêve éveillé où nous perdons notre capacité de penser seulement avec lucidité.


Jean-Paul Gavard-Perret