Un texte de Jean-Paul Gavard-Perret
Qu’est-ce que la peinture si ce n’est un objet qui à la fois tient l’être en respect et le fait avancer . Qu’est-ce sinon l’invention d’une « visualité « ou d’une « choséité » qui ne s’adresse pas seulement à la curiosité du visible, au plaisir de l’être mais à son désir, à sa passion de voir ce qui est absence ou manque.
Dans son front de couleurs et de lignes en sa masse, l’oeuvre de Badin est à la fois un équilibre et un déséquilibre violents et fragiles, un moment où voir n’est plus saisir ce qu’on voit. Soudain une figure dévêtue, nue, épurée – telle qu’en rêvèrent Turrell et Rothko – apparaît pour offrir à l’être spectateur une sorte d’immanence de l’état de rêve éveillé? La matière à voir se transforme et devient l’évidence lumineuse mais décalée d’un lieu jamais atteint, déserté, qui échappe, bref un lieu perdu ou imaginé possible, doué de la puissance en tant que matrice et phallus des choses insues.
Badin nous offre cette expérience paradoxale, intense, vorace où les images (apparences) sont mangées pour que d’autres images nous mangent, nous enveloppent comme celle de nos rêves dans leur force majeure : lorsque nous rêvons nous ne croyons pas que l’on rêve. Une telle image – comme le rêve – n’est pas perceptible en tant que virtualité. Nous nous croyons soudain vivre de ça, être dans le vrai.
Ainsi un simple rectangle écarlate, sourdement écarlate, sourdement incandescent fait une masse colorée et frontale, sans ombre ni nuance défait l’œil de ses variations. Nous sommes devant un pan qui fait mouche et qui laisse en suspens tout le reste en une sorte de sublimation du trompe-l’œil mais qui n’est plus alors un trompe-toi toi-même.
A l’épreuve de la peinture l’être devient nécessairement flou, se dilue à l’image des corps errants de Badin au moment où devant lui c’est le contraire qui apparaît, qui impose sa loi et nous fait passer de l’illusion subie à l’illusion exhibée. De l’extrême compacité naît ainsi ce qui éclaire, délie, vide et remplit. Une béance, un béance par effet de pan. Pour nous tuer et nous faire revivre.
Il existe ainsi une condition littorale de la peinture en tant que lieu des extrêmes et des bords, un lieu de minéralités ouvert sur les extrémité d’un ailleurs – « Enfer ou Ciel qu’importe » (Baudelaire). L’oeuvre de Badin est donc le lieu déserté élu : temps de la fable où tout s’inscrit en dehors des dualités.
Cadre du cadre orienté vers un champ coloré, le tableau n’est pas pour autant une simple fenêtre ouverte, sa découpe renvoie à un dedans – à sa luminosité ou son obscurité essentielle. Il est donc le lieu d’un rite de passage où tout s’inverse. On tombe en ce lieu, on vire au flou mais pour mieux voir, comme l’écrivait Carroll « pour se dissoudre comme un brouillard de vif argent ». Nous entrons dans le trouble là où est laissé au monde un plan plus ou moins épais qui donne à la couleur une profondeur, une épaisseur qui n’a rien à voir avec ce qui se passe ailleurs.
Que ce soit dans l’abstraction ou la figuration, les choses sont déqualifiées par la «choséité » (Beckett) de la peinture de Badin. Plus qu’opéra est opération en cette déqualification nécessaire qui nous touche par effet de pan plus que par effet de miroir en son « savoir – horizon » cher à Husserl. A ce titre Badin est un géomètre mais jamais des surfaces et des arrêtes polies, lisses, achevées pas plus que des axiomes purs. Il est plutôt le géomètre d’un lieu à venir, d’un lieu comme phénomène angoissant (car inconnu) où nous échappent les repères de ce que nous prenons pour notre monde visible. La peinture est donc un échange comme figure du monde dans la partie qu’elle joue avec lui. Elle est aussi cette fable du lieu anachronique où nous rêvons peut-être de glisser afin de briser notre façon de voir et de penser. Une fable qui évide sa propre affabulation, une fable qui n’est ni le propre ni le figuré, ni le pur ou le réalisé mais une zone où nous pouvons enfin verser dans le rêve éveillé où nous perdons notre capacité de penser seulement avec lucidité.
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Jean-Paul Gavard-Perret