HOTEL DES CORPS PERDUS

Un texte de Jean-Paul Gavard-Perret

Une ligne droite, la plus directe qui soit, dans l’arène entre les
auteurs. Un écart entre eux qui suspend l’indifférence ,toutes les
indifférences, autant sur les gradins que dans le rond doré en bas. Qui
va décider de la scène, sinon le torero qui citera le toro et dont le
cri sera le signal du départ ? José Tomas avait dit : “ Je laisse mon
corps à l’hôtel. ” On le perçoit à cette heure. Le torero a mis sa cape
à sa gauche, derrière son dos et le toro fonce sur dans cette direction.
Un défi d’importance, n’admettant aucun commentaire : un événement
singulier comme la beauté peut l’être hors de toute attache,
explication, dérivatif. On peut croire qu’il y a eu assez peu de faits
alors que le don, l’accueil, presque la superposition ont été des actes
absolus.

Le défi ici n’oublie pas le corps de chaque jour. Il y a le cri blanc du
torero devant le taureau autiste et son souffle de silence comme l’ombre
portée sur ce cri. Lorsque son père est mort le torero était seul dans
la manade. Il ne comprenait pas bien, venant d’Espagne, le français. La
police lui a dit « votre père est décédé ». Il entendit le mot « père » mais
il ne comprit pas le mot « décédé » qu’il alla chercher dans le
dictionnaire pour apprendre la nouvelle à sa vache de mère. Depuis il ne
parle plus ou presque. Il ne sait plus lire et écrire. Il torrée ou
regarde la télé des journées entières en mangeant des tartes aux fraises.

Depuis quelques semaines sa marraine lui apprend à photographier. Elle
lui a demandé : « Quelle est la première chose que tu veux photographier
? ». Il lui a répondu : « Mon prénom ». Ils sont descendus dans le jardin
de l’hôtel. Avec des feuilles mortes sa marraine a écrit « Nico » sur le
gravier. Il a pris la photographie. Il l’a très bien cadrée. C’est son
premier autoportrait, sa présence, et insécable à elle, son absence
dépouillée de tous les signes et les habits de danseuse par lesquels la
société contrôle ses pulsions comme il maîtrise les forces premières,
sauvages des animaux qu’il combat.

Nico est anormal, forcément anormal. Quand on le croise ce n’est pas
évident. Il laisse son corps à l’hôtel et revêt son habit de lumière.
Mais à cet instant précis il ne reste plus en lui de fard ou d’oripeau.
Il est comme le lieu limite de sa propre présence : peut-être est-ce là
le désert du refoulé, du fatal ou plutôt la perspective de l’invisible
en nous, l’endroit du corps où sont nos failles. On se demande parfois
en le voyant – tant il paraît « normal » : quand tout cela va céder, va
finir ? Ou en d’autres termes : Sous son cri muet d’oiseau nocturne
comment faire apparaître l’estuaire du fleuve de sa vie ? On fixe sa
bouche et son regard, cette fracture et cette fente, par où ça passe et
ça ne passe pas. Par où tout se retient – au seuil du précipice mais
pour le remonter. On fixe dans l’arène ses gestes, sa chorégraphie qui
agrafer les afficionados droits comme des i, roides comme des idiots..

Quand ses mains d’artiste dispersent les fantômes qu’elles suscitent en
plantant son épée dans la moelle épinière de ses victimes c’est comme si
son arme était fichée sur le dernier mot dont il avait cherché le sens.
On sent que ce n’est pas dans l’arène qu’il combat. Nico est le lieu
même de son combat et où il s’indécide comme si le toréador ne pouvait
prendre le risque de sortir du milieu de sa nuit au sein d’une mémoire
qui le brise et l’éloigne, qui le laisse sans nom au moment même où la
foule scande le sien. Peut-être justement, qu’après son prénom c’est ce
nom qu’il s’est promis de photographier pour retourner à la vie – mais
pas n’importe laquelle, pas n’importe comment.

Il y à pour l’heure qu’une trace pourtant. Une trace photographique. A
peine un horizon. Déploiement, repliement, séquence, plan fixe. Le
prénom est devenu paysage, un paysage presque sonore d’un désert inconnu
et éternellement recouvert. L’image est devenue, plus que l’arène, le
lieu où tout finit, où tout commence, une descente vers l’inaudible .
Une fois de plus Nico quitte son corps à l’hôtel afin d’affronter la
bête. Passant de la passivité télévisuelle à l’action taurricide, il se
demande s’il ne serait pas possible de prendre le large comme si peu à
peu la photographie de son prénom broutait son silence et s’élèvait
contre le poids de l’indicible, la marche exténuée et l’arrêt de mort
qu’il se doit de prodiguer .

Pour la première fois au delà des applaudissements de la foule et le son
des fanfares Nico entend le souffle rauque du taureau. Il comprend
combien la chair animal n’est pas saisie par le brûlant du sang mais par
le froid. Alors le torero jette au loin de lui sa cape et son épée et
avance dans un silence épais et lourd, un silence en couches denses sur
les gradins bondées où elles se déversent en intruses. Quelque chose
demeure retenu, pourrait se dissiper encore : toutefois Nico ne se
retient plus aux contours d’un désastre qu’il affronte sans peur, à sa
manière, dans un monde sans écho ou dont l’écho est irrecevable.
Fantômes que fantômes. Il ne s’agit plus de matière, de viande, de
gloire ou d’aura. Sur le cercle du combat on ne saurait plus mettre un
nom. Juste entre le Taureau et lui comme une vitre sabrant l’azur
s’écrasant contre l’invisible en se fracassant.

Déploiement, repliement, séquence, plan fixe. Paysage inconnu et
éternellement découvert. Vers le silence, contre lui. Toujours plus
près, toujours plus loin. Couches denses. Séracs peut-être à force – le
danger de l’avalanche. A chaque photographie qu’aurait fait Nico il y
aurait eu cet espoir : qu’un abîme flanche afin de dissiper les fantômes
pour cette dernière révélation : percer le chaos des âges dans
l’effraction de la surface que la photographie aurait enfoncé comme la
corne de l’animal s’est logé dans son poitrail afin de faire jaillir
l’ordre de la dispersion et de la révélation. En voyant cela Picasso et
Hemingway, venus là pour modeler leurs maux d’immodérés délices (Le
sujet pluriel désignant le peintre et le poète et le propos concernant
la toile et le papier) ont quitté l’arène afin de rejoindre l’hôtel.
Avant de mourir Nico dans un éclair a senti que l’un n’avait rien
compris à la peinture et l’autre rien à la littérature. Il ne resta que
les traces parallèles des pieds du corps du torero tiré mort de l’arène.
Deux lignes droites, les plus directes qui soient.

Jean-Paul Gavard-Perret