L’amoureuse en secret à Michel Butor : ars scribendi

L’amoureuse en secret à Michel Butor : ars scribendi.

La table, nappe blanche, assiettes, couverts, verres, près de la porte verte en bois à clairevoie donnant sur le jardin. Régularité voulue de l’heure, de ce face à face du repas, en contraste avec le nombre, la variété des territoires recherchés. De la blancheur : lieux d’invitations. Lieux de combats : au premier soleil, le bleu et le jaune l’emportent sur le ciel blanc indécis. Lieux de transition : la vague avide de proie surgit, s’étale. Lieux de tous les désirs (sexuels) peu avoués : la robe blanche.

Face à elle, Michel Butor. Elle parle :  « Vous voyez les trois palmiers près de nous, après les marches. Je faisais étant  enfant une cabane, disions-nous, avec les palmes des arbres (à la fois matériau et mot de poète, mais nous ne le savions pas) et cela demandait du temps. » Elle le regarde, il approche la lampe à pétrole de ses yeux bleus. Apparaît le nu de Matisse : même unité de ton. Une certaine chaleur et bientôt un papillon ou un autre insecte tournera autour du verre brillant. Le poète : « Evidemment je  vois à présent dans ces préparatifs des désirs très grands devant soi qui insensiblement prennent forme avec, d’ailleurs, peu de durée, une certaine  fragilité. De l’attention (« je ne suis pas bavard », heureusement pour moi) pour  que cela ne s’efface pas. »

Le bleu des yeux a fait son effet, la mer maintenant. Un silence. Seule la flamme droite dans le cylindre de verre les sépare. A l’origine : autant de germinations dont il est encore séparé, bien plus de naissances que lui-même suscitera, étranger à toute valeur de la souffrance et s’il s’approche du seul fait de donner, c’est pour qu’il dispose de toute sa latitude de jouissance. La table n’a plus que la nappe blanche et les lignes qui la  dessinent sont définies par la lumière de la lampe, ce que  l’amoureuse et lui ont remarqué. Il lui dira qu’il préfère la ligne ininterrompue  de Matisse inscrivant un visage sur la feuille, où le trait noir paraît à la fois  achevé et laisse un accomplissement, en marge. Il regarde son visage et s’il était dessinateur comme il voulait l’être avant d’écrire, il n’éviterait pas ce parcours,  pour plus tard en être surpris. « Mon esprit, tu te meus avec agilité ».  Lumière et ombre : la première est faible alors que le noir n’est pas très envahissant, pas trop destructeur, semblable en cela au poème qui en peu de phrases, mais celles-ci ont le souci de convaincre, est fautif, ne tient pas la rampe. S’imposent l’arbre devant lui, ce tronc léger maintenant (pourtant massif le jour), l’ horizon vers les feuilles qu’il voit s’agiter et c’est le seul lieu dans l’air auquel il ne soit pas étranger. La célébration serait en cours sans pour autant que le poète se soit efforcé,ce moment nocturne devient scène, théâtre, bâtisseur et il devra toute parole à cet agrandissement. Son corps à elle n’est pas dans le silence, n’est pas captif du moindre souffle, mais droit et comme le bambou ondulant dans ses méandres. Le tumulte de l’eau n’était pas aussi uni qu’elle l’aurait souhaité, le cri aigu de l’oiseau dénonçait son passage, perçant non loin d’eux, – irait-elle, oui sûrement, vers cette eau amoureuse, jusqu’à laquelle la phrase « Ne te courbe que pour aimer » l’accompagnait. Lui : « la phrase comme la marche, la course, la collision, l’arrêt où reprendre son souffle, est décisive : le pas en avant serait inutile sans repentir. » A peine avait-elle tracé sur la nappe blanche les sept lettres d’un mot qu’elle n’avoue pas que celui-ci fut sans origine, sans contenu. Il lui a suffit de lever la tête pour entendre le froissement des feuilles, puis de percevoir l’eau au moment où elle bat la terre, pour que ce mot écrit, non dit, soit état ressenti par le corps. Si de tels moments deviennent des prétextes pour peindre, écrire, il les approchera avec le moins de bruit possible, établissant une relation comme de personne à personne. Instants volatiles, le poète aspire à les poursuivre. Eux, mauvais sujets, lui filent entre les doigts. Il veut que le temps le délaisse, qu’en tout endroit il ne reste plus aucune image, qu’elles soient sur la page, comme le corps entre dans l’eau, avec la même saveur.

« Ce grand jardin, dit l’amoureuse en secret, n’est pas le vôtre. Vous le traversez et si je vous observe je vois que que vous allez vite, vous vous arrêtez près du canal qui le longe ou bien même station sur le côté gauche où passe l’eau irrigation du jardin potager. Nous irons vers l’eau du gouffre tout à l’heure.» L’eau, sur le point d’accéder à la cascade, du moins nous l’imaginons ainsi, dans un bref arrêt sur une roche plate. Blancheur, écume où l’eau pénètre et peut être
retenue, à quoi font cortège les bulles, leur cristal, les reflets de l’arbre et aucun temps pour les suivre, morts joyeuses par dizaines, par centaines. L’eau au bas de cette descente abrupte en aura eu raison. Noirceur unie et sur les bords le soleil jaunit le sable et les petits cailloux : me rapprocher d’eux, oser quelque incursion personnelle, les nommer pour que les « confuses paroles » aient la vie la plus brève et la plus déviée.

« Enfant, vous donniez un prolongement aux histoires lues, racontées, m’a-t-on  dit. Où étaient déjà vos ailleurs d’aujourd’hui, écriture de chair et d’esprit ? Allez-vous vers des nuances de temps, de lieu, de manière ? Vous ne choisissez pas, vous admettez l’improbable, l’accidentel, le nombre, le banal. Là vous écrivez (votre temps est le présent, tel un miroir) ce que vous avez perdu Des résurrections. »

Sur une route de montagne peu élevée, arrêt un moment. Devant eux l’ocre rouge des troncs à mi-hauteur des chênes-liège et ce dévalement lumineux jusqu’à la ligne horizontale de la mer, un creux avec différents verts, de la terre brune. Il n’est pas possible de noter de façon exhaustive tout ce qui se présente aux regards. Les genêts les ont arrêtés : autant de points jaunes sur le paysage . La page est blanche, du moins pourrait-on le croire, mais en fait il sait bien qu’elle n’a aucune virginité. Il y a maintenant ce partage, cette opposition entre elle et ces vues qui semblent momentanées alors que le temps qu’elles détiennent est très long mais le poète y demeure étranger.

Elle : « J’allais souvent à la rivière après avoir traversé le petit pont et c’était une étendue d’eau calme, grande et je m’étendais dans l’eau sur le dos, les bras en croix. Si vous aviez été là, vous m’auriez regardée, immobile, avec en tête cette image de croix que vous auriez rapprochée d’un peintre qui n’hésite pas à faire le tableau comme si celui-ci était une fenêtre ouverte sur tous les paysages à venir. » Le poète : « Nous avons, lui et moi, la même faim et nous n’évitons ni le désarroi ni les élans toujours renouvelés. Un autre poète a écrit son éblouissement pour la lumière ou tel lieu et tout de suite il dit la descente dans les ténèbres provisoires et l’on voit aux naissances qu’il écrit qu’il les élimine peu à peu par le feu ou le fer. »

Elle n’a pu échapper à la blancheur qui dévale sur la roche gris bleu. L’eau ne disparaît pas, s’ajoute à la surface noire du gouffre, ruisselle sur ses épaules, parcourt le dos, et tout de suite va sur les jambes. Elle se tourne et même parcours sur le brun de la peau. Le regard (de Butor), les mots, le corps lui-même en quête de vérités.

Georges Badin