Rouge : la salle à manger, les deux robes. Du temps pour elles.

by b

Un texte de Georges Badin

« Le blé qui va lever sera le pain de nouveaux échanges, ce qui fait que cette peinture est comme toute grande oeuvre l’avenir déjà parmi nous : bien qu’irrévélé encore, lettre close. » (Yves Bonnefoy, A propos de Miklos Bokor)
Une relation se prépare inexorablement entre le « blé qui va lever »,  surgissement et  ferment de rencontres. Et l’énigme, c’est le  rapport entre le présent et le devant soi, pas après pas.
Un lieu, avec plusieurs arrêts, haltes, qui  acquerront la parole  au fur et à mesure que se poursuivra la scène, sans achèvement. L’enfant sait que la salle à manger a des rideaux grenat qu’il a souvent le soir tirés, après avoir fermé les volets des portes-fenêtres et, à ce moment là, hors de ces murs rouges, il voudrait être dans cette couleur. Sait-il que les deux êtres assis côte à côte – du moins se les représente-t-il ainsi – écrivent ? Il fait nuit et l’enfant est dans l’espérance, cerné un peu comme par un lasso qui le prendrait et l’obligerait à ne considérer qu’une scène ?
Aucun lieu ne le retenant, il allait de l’entrée de la maison au jardin, avec à gauche la porte fermée sur le rouge ( il n’avait plus en tête que la couleur), arrivait à la treille et s’arrêtait devant la terrasse aux volets fermés. Perdition, état vague,  comme si le sol se dérobait, impression qu’il retrouvera plus tard devant la feuille mince qu’il voudra sauver par le trait noir.
La   frontière paraît effacée entre le désir et les déambulations : ce sont alors des minutes errantes où l’imagination édifie des scènes semblables en tous points à celles de la salle à manger rouge, sans pour cela qu’il soit tenu par tous ces fils invisibles, ces remarques aléatoires, ces pensées qu’il voudrait définitives.
Heureusement, le jardin est son allié, tant le jour il le parcourt, l’occupe, connaît la place des arbres et ainsi il peut accepter d’attendre  car sans qu’il y prenne part, tous les souvenirs, les attachements presque s’avancent vers lui.
L’ indécision  n’est perçue ou dite par nulle conscience, seul l’enfant la ressent car elle est son unique assise. Entre ce qui a été et ce qui suit, il se trouve dans un état de désespérance auquel plus tard il donnera nom et dont il usera, alors que dans ce jardin, dans ce début de nuit, il ne peut aller au-delà de ce cheminement amoureux, mais le sait-il, lui qui confusément ne veut que cette pièce rouge où il serait seul auteur. Rouge, auteur, embrasure, demeure.
Un  Bonnard, un nu qui envahit le tableau de tous ses pores, du rouge au blanc, il s’est arrêté sur du rose pas uni. Eclat, réception qui ne passe par aucun intermédiaire, épiphanie. Que voit le poète, que dit-il ? Le sentiment d’une unité ( rouge-féminin) le saisit hors de toute contrainte, et plus il le regarde, plus le nu grandit sans être pris dans les serres d’un Tout. S’il prononce le mot « robe », il n’écrit pas encore mais insensiblement il a à ses côtés le poème, assez distant encore.
Cette façon d’être retenu par la couleur, quelle étendue  occupe-t-elle ? Peut-être cette question est-elle sans réponse puisque c’est l’éclat qui  en quelque sorte est  maître, plus vrai que nature, croit-il. Il n’a pas prononcé de mots et pourtant l’image est devenue mobile, comme sortie du tableau. La descente qui s’opère dans une certaine obscurité, elle, contient tous les bénéfices. Ce n’est pas une opposition entre la lumière et l’ombre comme souvent cela se produit dans le paysage, mais l’obscurité doit être combattue, chassée par une longue suite d’échanges entre des pôles lumineux nouveaux.
J’observe votre comportement, avec en main votre carnet à croquis et Marthe, je dis son prénom pour aller vite d’une façon dangereuse : vous notez fébrilement, sans point d’arrêt, ses attitudes, son visage qui vous regarde, son dos qui disparaît et je suis étonné par cette suite presque ininterrompue de positions neutres, interrogatives.  A vous d’en décider le sens et cela peut aller de l’attention à l’indifférence, cela occupe un temps dont vous fixez les bornes dans tous vos dessins qui la désignent.
J’écris tout ça, Pierre, qui ne sert qu’à vous.
Il pense : le peintre va jusqu’au bout et tout de suite il se dit que l’expression est une impasse car cela supposerait qu’il se soit arrêté pour juger. Il ajoutera à « il alla jusqu’au bout » … « de sa volonté » afin d’en mettre à nu l’inanité. Pierre va alors d’une pièce à l’autre et souvent il est dans l’atelier. Marthe s’y trouve aussi, jamais immobile. Dans tout ce temps, mais ni l’un ni l’autre n’en sont conscients, j’imagine que Pierre sans le savoir hésite, attend, espère, va vite avec son crayon noir et il semble qu’il ne quitte pas des yeux le carnet, ce qui est faux. Marthe passe devant lui et à ce moment-là j’aurais pu voir, si j’avais été là, les lèvres de Marthe en avant et la courbe ondulante de l’épaule.
Je regarde, dit le poète, une page du carnet. Marthe a les bras croisés, les seins dénudés et le brun de ses yeux dit à Pierre : vite, note-moi. Une autre page : Marthe droite, de dos, quitte l’atelier. Pierre prévoit, anticipe cette disparition et tout de suite la note sur son carnet. Il y aura souvent sur la page ces esquisses-là  dont la vie sera longue. Marthe est dans la baignoire et fait couler l’eau sur tout son corps, semblant ainsi faire croire à Pierre que l’eau les sépare qui l’empêche en quelque sorte d’être souverain dans la sensation de tout dessiner, inclure sur la page.
Pierre est dans l’atelier, seul. Il se souvient : « Tels ils allaient dans les avoines folles/ Et la nuit seule entendit leurs paroles. » (Verlaine, Colloque sentimental) C’est important pour moi, pense-t-il. Il y a, lorsque je dessine ce lieu, ces avoines folles qui me donnent de l’élan.
Si Pierre fait que la nudité de Marthe échappe à la fragilité, du moins c’est son rêve le plus avoué, c’est sans hésiter qu’il utilisera sur ses toiles les couleurs les plus intenses comme celles sur lesquelles on ne s’attarde pas, afin que les formes et les lignes arrêtées dans leur parcours soient sur le même plan que les couleurs, les unes et les autres en une même rencontre. Lui-même aurait cru, regardant les toiles et en elles cet équilibre entre deux corps, l’un féminin, l’autre naturel, qu’il avait donné à Marthe l’amour le plus grand, qu’elle s’attarderait sur ses toiles pour le lire, c’est là son rêve le plus fou, sinon le plus immédiat.
Il y a, poursuit le poète, tôt dans le matin, des moments incertains et moi qui vous observe tous les deux, je perçois entre vous, et comme suspendu, un temps débarrassé de son passager qui d’habitude vous oblige à des allées et venues de l’un à l’autre ou à de brusques arrêts. Je cherche le mot qui fait un trait d’union entre vous. Si je le rencontre, il m’est venu, à n’en pas douter, de vous. Je le prends avec une certaine défiance, en premier lieu, car je serai obligé de l’éclairer, de le prolonger, de le faire vivre par les situations que vous allez créer : jouissance à combattre, à paraître vainqueur, à séduire, à ne pas mettre un seul nom d’auteur.
Devant celles-ci : attitudes qui se succèdent à un rythme tel que je peux à peine les apercevoir, pas du tout les noter, paroles échangées si vite qu’elles ne demeurent pas et la seule force que je constate serait d’une page à l’autre du carnet les lignes qui font de Marthe une permanence qui soit d’éternité. Qu’est-ce que cet élan qui m’oblige à aller de croquis en croquis et Marthe seule nous y contraint, sinon ce toujours vivant sur la page, sinon cette continuité d’absolu que je ne posséderai pas
Le poète :  Marthe s’avançait vers Pierre, lenteur voulue. Je suivais le regard du peintre qui, dans un mouvement peu perceptible, allait du visage au carré noir du sol. S’arrêterait-il aux lèvres entrouvertes (un sourire à peine esquissé qu’il aurait voulu plus défini, ce qui l’aurait autorisé à noter la naissance et l’éclat du sourire)? Je regardais la page du carnet pour savoir comment seraient posées ensemble la nudité du corps et celle du sourire. Marthe s’était tournée, allait disparaître. Etait notée, du haut vers le bas sur la page en quelques secondes, la surface du dos.
Tout vouloir de ces saisissements, écrit le poète en reproduisant la phrase exacte que Pierre s’est dite, et il pense à d’autres mots assemblés aux nuances évidentes, comme désirant que tout soit à ma portée, que ma main saisisse tous les détours et toutes les droites ou courbes du corps vu ou imaginé.
Un temps resurgit, joint à la terrasse qui sera un foyer, tôt le matin. Marthe, une robe rouge. De petits murs et, dans le creux qu’ils surplombent, des feuilles, étalées en grand nombre, on dirait qu’ainsi elles s’opposent aux troncs montant qu’elles n’arrêtent pas. Puis la montagne avec un tout autre dessin et son corps en partie s’abaissant vers la mer. Défi, rivalité. « Je suis belle, ô mortels, comme un rêve de pierre ». Phrase dite par Marthe ou écrite par la nature ? Marthe a ôté sa robe. Pierre sera toujours dans ce lieu pour les toiles peintes.
Le poète reprend : je lie cette phrase au titre « Elle toujours nue » que j’ai donné à mon livre. Deux affirmations, d’évidence et prises comme telles, et pourtant rien n’est plus incomplet, n’est plus figé, n’a moins d’éclat. Les valeurs de ce souvenir, en plusieurs tableaux, ont une faible existence et varient entre ce qui est en trop et ce qui manque.
Le peintre allait des variations de la nature à la nudité : la main tendue comme la feuille luisante, l’ovale du visage comme la courbe de lumière que fait la colline, l’avancée assez majestueuse du corps entier voisin de l’arbre vers la clarté.
Jusqu’à présent , dit le poète, je n’occupais, malgré moi ou non, que la place de traducteur, notant les uns après les autres les mouvements et leurs qualités, les arrêts volontaires ou les départs prévus. En un sens si j’étais soumis à toutes ces injonctions, elles m’obligeaient à n’avoir qu’une attitude, c’est-à-dire à leur obéir. « Je hais le mouvement qui déplace les lignes » et pourtant en regardant, tournées par la main de Pierre, les feuilles du carnet avec un arrêt sur la blancheur des pages, je croyais que, à la place de la mobilité que je disais, c’était « continu » avec chaque fois un déplacement, un nouveau départ, une aventure par rapport à ce qui était devant lui et qu’il nommait, sur la page, des nudités. Je rejoignais le poète :  le mouvement est aboli au profit de la ferveur avide, de la lenteur cursive, de l’aride chemin où passer inéluctablement. Je n’étais plus dans la transcription dans ce cas puisque toute la parole m’était donnée par le peintre et de là j’atteignais le silence de Marthe. Encore un mot de désobéissance, salutaire pour elle, puisque tous les sens, indications, reflets, paroles, invitations étaient détruits, et dans ces propositions elle n’avançait que sa nudité.
Le poète : vous observant, je ne perds aucun des gestes, aucun des mouvements de Marthe et si je m’arrête sur la page du carnet, il n’y a pas que les lignes qui me retiennent, moi qui en méconnais consciemment la portée et, ce qui me submerge tout ce temps, c’est l’extrême liberté qui s’empare presque d’eux avant que je puisse en lire les significations et les méandres et qui donne un temps unique à ce qui est entrain de survenir.
Les jambes, alors qu’elle marche, effleurent le sol de sorte qu’elle semble agir en des lenteurs qui se succèdent et ne s’éteignent pas, jetées dans un temps heureux pour Pierre et les interférences entre la beauté promise et Pierre si peu décidé si on ne jette sur lui qu’un regard. Et la souffrance, qui aurait pu s’instaurer ou du moins prendre une place momentanément agrandie par la pensée obsédante qu’il en avait, allait se perdant grâce à Marthe, en des moments. Pierre levait les yeux de la page, sa main la parcourait  et Marthe à ses côtés était irréprochable, pensait-il, peut-être attentive, curieuse.
Pierre n’était plus atteint par le regard qu’il aurait pu poser sur son propre corps, son propre visage. Il était heureux, presque en possession de l’Unité dont il s’approchait, puisque Marthe dans cette traversée où il n’a plus aucun repère était « à lui ».
Que donnait-il à voir, ce dessin tout en courbes ? Allait-il directement et sans que la pensée s’en mêle, à la colline bleue que le poète avait parcourue,écrite ?
Il donnait à Marthe elle-même, source plus visible, les tours amoureux et les sinuosités, retours en arrière avec la montagne, le trait droit, le bras de Marthe avec sa main cueillant le fruit et le portant à sa bouche et il se disait qu’il dessinerait les lèvres entrouvertes.
Pierre s’approchait du mot « libre » avec prudence, non pas qu’il sache en ces moments de début où aller, à quoi s’attacher et que considérer de ce désir inconscient qu’il sait qu’il va débusquer. De ce temps où l’indécision crée un sillage, encore sur aucun promontoire, à ce détour qu’il souhaite pour l’utiliser dans son dessin, il rêvera d’accords avec la nudité présente qu’il ravira à Marthe.
S’il dessine sans retenue, là où ne se joignent ni lenteur ni regard scrutateur, c’est qu’il est soutenu par ses marches autrefois dans la montagne, sur des sentiers arides ou le long de la rivière.
Rouge, étonnamment présent, à chaque fois renouvelé, tu es robe et sur elle tu as fondé ton empire Eros.

Georges Badin