Regards, attentions

by b

Georges-Emmanuel Clancier pendant trois jours en septembre 2004 à Céret

Dans la salle du bas, côté est, un rayon de lumière, or sûrement, un intrus, est sur la table, le plus fort qui soit et le plus éphémère, aux côtés du poète qui pense à Vermeer : lumière indispensable et d’éternité sur La laitière. Cet instant ne sera pas oublié, ni perdu par la vertu du poème à venir.

Georges-Emmanuel Clancier, au mas de l’Albe, dans une chaise longue, a devant lui la montagne violette qu’il ne quitte pas des yeux. Pour s’en approcher, il fait des détours, presque des circonvolutions, ce qui oblige à des haltes, des arrêts brefs, longs, afin chaque fois de voir ce qu’elle devient, comment elle apparaît, la forme nouvelle qu’elle prend, les courbes qu’elle imprime et cette chute, cette descente progressive qu’il sait être vers la mer. Est-ce que la couleur suffirait à la fixer dans ce moment heureux ? « Bleu intense ». Il se ravise : l’adjectif accapare l’attention, l’enferme. « Violet, parme, myosotis presque ». Il s’est arrêté. Une attente qui ferait trop confiance au modèle seul, alors qu’il serait nécessaire de le regarder longtemps comme si la montagne était parcourue, jusqu’à ce que les pronoms « il » et « elle » s’aperçoivent, que les deux regards s’étreignent, que la distance entre eux se réduise. Il ne va pas plus avant. Il lit Rousseau : « Je dispose en maître de la nature entière ; mon coeur, errant d’objet en objet, s’unit, s’identifie à ceux qui le flattent, s’entoure d’images charmantes, s’enivre de sentiments délicieux. » (Les Confessions, livre 4)

A ce moment-là, où hésiter s’étend, ne se déplace pas, met des bornes, perte, absence, autant d’atermoiements qui occupent tout le terrain. Il lit à nouveau Rousseau : « Si je veux peindre le printemps, il faut que je sois en hiver ; si je veux décrire un beau paysage, il faut que je sois dans des murs. »

Un oiseau, à distance de la montagne, la parcourt en quelques battements d’ailes, le poète, de la plaine jusqu’au sommet, la parcourt du regard en quelques secondes. S’il prend une feuille blanche, un crayon et des couleurs, il peut la dessiner rapidement sans même la regarder. Ce n’est que plus tard qu’il fera un rapprochement en disant : « Elles se ressemblent et ont sans trop d’erreurs les mêmes mesures. Jeu peut-être, se dit-il, jusqu’à croire à une vérité, mais pour quelles raisons ? » Il lit Rousseau : « Ma mauvaise tête ne peut s’assujettir aux choses. Elle ne saurait embellir, elle veut créer. Les objets réels s’y peignent tout au plus tels qu’ils sont ; elle ne sait parer que les objets imaginaires. »

Des mesures séparées des regards divers, des évaluations aux mobilités colorées, des phases du matin au soir aux phrases — je n’en suis pas loin –, des courbes qui descendent jusqu’au corps assoupi : une dialectique qu’il puisse poursuivre infiniment, où les assemblages détruiraient l’impulsion première, où accumuler serait anéantir et ne retenant que le mot désir, pensant que « le poème est le désir demeuré désir » (Char), s’arrêtant à cette phrase. Un autre temps, ce n’est pas celui des jours, mais un temps qui apporte l’illusion d’éternité.

Le temps, à ses côtés, irréversible, virtuel, indéfinissable, l’oblige à envisager ce qu’il a devant lui, à employer le mot attente sans toutefois savoir ce qui en naîtra et avec la volonté de ne pas en découdre. S’il dit « j’attends », l’éclairage viendra de cet espacement, c’est-à-dire du temps qui l’accompagne jusqu’à ce qui va advenir. Et s’il dit aussi « mythe », c’est pour échapper à sa propre histoire et lui donner un inachèvement, pour que son regard sur les jours soit sans distinction.

Il a en main, croit-il, une opposition et si l’on prend un exemple qui vient facilement à l’esprit, la source qu’il découvre et dont il se saisit comme s’il attendait beaucoup d’elle, il en écoute le son, il en suit quelques instants l’écoulement et songe à juxtaposer ce qu’il entend et ce qu’il voit. Les mots du poème ne seront peut-être pas loin de lui et tout ce qu’il a pensé jusqu’à présent à partir de cette source découverte sera très vite abandonné. Il sait qu’il lui faut un temps pour que le passage à vide soit efficient : d’une disparition à un éveil avec d’autres composantes, c’est-à-dire la source qu’il n’a jamais vue et qu’il voudrait éternelle. Les mots du poème seront écrits par cette attente. Il se voit devant la page blanche, monde en noir et blanc dont il sera le prisonnier heureux, avançant ligne après ligne dans une fausse noirceur d’encre comme si le dessin du sujet allait lui apparaître. Il perçoit : jaillissement et disparition, instabilité, sonorité continue. Il se déprend de toutes ces sensations.

Je pense au mot de Char « être le premier venu » qui s’appliquerait ce matin à la rencontre de Georges-Emmanuel avec les premières lueurs bleues et jaunes, lumières qui ne disent pas leurs noms, mais vues, suivies et pas interprétées par Clancier : il est là où il fallait qu’il fût et c’est bien ce lieu, le mas de l’Albe, qui lui sert de promontoire et il saura plus tard ce que ces apparitions lui ont donné. Attente, oubli, écrire, il sait que ce verbe a une intransitivité et il pourrait presque se dire que c’est le hasard qui l’a voulu là, ce qui confère une souveraineté à ces apparitions, à ces montées de couleurs. Ca ne se manifestera pas longtemps. Dépossession, sentiment étrange d’isolement, distance involontaire entre ces éclats et le poète : des pensées qui n’ont pas prise ici et qu’on laisse à l’écrivain à court d’idées. Le poème, le mot ne sera jamais prononcé, il sera là où le poète ne le cherche pas.

Il stigmatise la succession, l’accaparement, la durée des faits au profit d’un temps qu’il ne voit pas passer et qui plus tard ou dans l’immédiat sera le temps très personnel du poème, c’est-à-dire sans déroulement mais avec cette qualité qu’il sera illimité dans les ténèbres ou dans le jour le plus clair…

Peut-être sait-il que le poème ne quittera pas la vision du poète parce que lui-même souvent se soucie de la Poésie. « Le bleu intense » respirant comme l’est celui de Cézanne sur lequel les branches ne s’impriment pas mais elles ont cette particularité d’être autonomes et ce bleu le conduit à une opposition : couleur, air (mot qui va prendre souffle impétueux dans le texte en devenir) et si l’on se rapporte à la première image d’un matin au mas de l’Albe, ce sera le souffle unificateur, c’est-à-dire qu’il n’existera plus qu’une seule couleur « bleu intense » et après ces tourmentes le poète pourra intervenir.

Il y aurait le bleu de Chagall aux côtés de celui qui écrit et le troubadour l’utilise comme une voile. Clancier a dû y penser ce matin à sa première visite et s’il a eu en tête par la suite le poème de Verlaine, le bleu entr’aperçu qui fait suite au toit, mais ce n’est pas ça : sauvegarde, échappée heureuse auprès de sa déchéance, sans aller jusqu’au bleu emblématique d’Yves Klein où la saturation est vue non comme une fin, mais départ inévitable vers la crispation. J’y ai pensé, à ces variations, mais je suis sûr d’être arrivé en second lieu. Le poète occupait le terrain, avait les rêves les plus poignants, dociles, aigus, il ne s’y arrêtait pas et sans intention de persévérer, il allait, donnant accès aux devenirs.

Les dieux ont abandonné le monde et la place immense, vacante, est au poète. Et s’il emploie des comparaisons pour ne jamais faire halte, s’il fait appel à la peinture comme à une alliée, c’est qu’il a soulevé le voile ombilical.

Il fait feu de tout le bleu dont il se détourne pour mieux saisir avec tous ses pores celui qu’il a suivi des yeux. Bleu dont il ne sait quel adjectif pourrait le tenir prisonnier fidèle toujours à l’image que le matin précisa et à la couleur qu’il n’osait pas nommer, ne pouvait qualifier, tant les apparitions successives envahissaient tout le ciel.

L’inverse de la phrase « je ne veux pas le savoir » serait-il : « je désire tous les savoirs » ? Roland Barthes met l’accent sur l’étymologie commune entre « savoir » et « saveur » du latin « sapere » : avoir de la saveur. C’est là le coeur de l’écrit et je ne m’étonne pas que Georges-Emmanuel ait cette ardeur toujours présente. « Amer savoir que celui qu’on tire du voyage » (Baudelaire) : « amer » nous conduit ici au goût. De Baudelaire à Georges-Emmanuel, l’un récuse le voyage dont il ne tire qu’un « amer savoir », l’autre rend vivants à jamais les Passagers du temps que l’expérience des saveurs fait changer et auxquels elle donne, pour ainsi dire, d’autres chances. Dans ses vagabondages, en plein ciel, sans perdre de vue la terre, le poète fait en sorte que ses convives n’ignorent aucune couleur, aucune incandescence, aucun vallonnement. Durer : il s’arrêtera sur ce mot, voulant installer cet état de lumière, voisin de la perdition et de l’égarement, dans les trajets, les lieux qu’il aura choisis.

4, 5, 6, le dernier poème. On dira le dernier quatuor, la dernière sonate de Beethoven. Chiffres, mots, arrêts, inclus dans la vacuité. Le poème lu crée un présent qui ne variera pas. Le poème à mesure qu’il s’écrit crée une durée qui, si elle ne vacille pas, si elle ne s’éteint pas, fera sa valeur, inexplicable et ce n’est ni un abîme, ni une profondeur soupçonnable, mais le contraire. Ouverture excluant le terme pour ce qu’il a de commun. Le livre apparaît comme s’il n’était pas immuable mais dira-t-on l’être comme livre et la corrélation s’établirait d’elle-même entre le sujet et l’objet, créant cette liaison, son temps propre et dans ce cas le poète aura tout loisir d’écrire « éternité », par là même il arriverait à recueillir l’adhésion des lecteurs.
Georges Badin