La proximité du peu d’Armand Dupuy
by b
Aussi loin que je me souvienne, c’est lors de promenades en famille qu’il m’a été donné d’entendre, pour la première fois, cette phrase qui me ferait tant d’effet. Nous longions le cimetière des frères dominicains puis nous traversions les bois jusqu’à déboucher, par les chemins de terre serrée, sur le couvent Sainte Marie de La Tourette. Au printemps, l’édifice se détachait gris net dans la lumière froncée des dimanches après-midi. Mais, ce matin, cette phrase qui n’est jamais bien loin bouge à nouveau. Elle bouge parce qu’on m’a dit, alors que je faisais défiler trente pages d’un carnet de Georges Badin devant deux yeux pas faciles, ce que j’avais entendu dans la bouche de mon père, il y a plus de vingt ans. Il parlait de la façade rêche du couvent sur pilotis de Le Corbusier: « ça de l’art… moi aussi je peux le faire! ».
J’ai pourtant dû savoir, par instinct, que certaines choses tirent leur grand pouvoir de l’ignorance qu’elles nous donnent à toucher. Pour cette raison, peut-être, sans que j’en sois vraiment responsable, mon jugement s’était suspendu. La façade nue se tenait dans son évidence énigmatique (et l’écrivant, je ne peux pas ne pas songer aux tableaux de Jérémy Liron qui montrent de façon quasi obsessionnelle cette forme de présence) telle la phrase de mon père, posée comme une vitre seule et sale dans le paysage.
Alors, ce matin, une nouvelle fois, j’aurais pu me rendre aux évidences, en tournant ces pages de Badin. Tout le monde peut… Pourtant, j’étais déjà intrigué, enfant, par le simple constat que très peu s’y jettent comme le font Badin et d’autres, de toutes leurs forces, toute leur vie, avec une une indiscutable nécessité. J’étais moi-même le terrain d’une telle incapacité. Je voulais être peintre, mais ce qui d’une certaine façon m’aimantait, m’était conquête impossible. Le moindre trait me répugnait et n’était jamais qu’un trait loupé sous ma main. C’est donc dans cette tension « je peux le faire / j’en suis fondamentalement incapable » que je me suis installé, durant des années, sans pouvoir m’expliquer clairement dans quelle mesure il était légitime d’appeler ça de l’art. D’ailleurs, je me suis toujours bien mal défendu. Et s’il fallait défendre ma personne, contre ceux qui savent et peuvent, tout autant que l’œuvre, c’est que j’étais mis en cause. L’expérience intime à laquelle l’œuvre me permettait d’accéder était facilement dévastée par quelques phrases. Il m’est longtemps resté impossible de dire à certains qui avançaient de tels arguments que non, ils ne pouvaient le faire. J’ai pris l’habitude de fuir ce genre de conversation, n’ayant pas le cœur à expliquer pourquoi, selon moi, chacun ne le pouvait pas – alors que dans le même mouvement, j’étais persuadé que chacun avait la possibilité de tenter l’aventure qui n’est pas possession d’une élite. Puis, faisant face à un tableau de Badin, l’immédiateté de la perception dicte que ce qui se tient là, chacun le peut. Un enfant le pourrait, là, sur le champ. Etaler de la peinture, barbouiller… Alors je me contentais de répondre, toute colère rentrée, « fais-le, si tu en as besoin« . C’était, il me semble, la réponse la plus honnête. Dans ces circonstances, on a beau citer Picasso expliquant qu’il a mis sa vie à savoir dessiner comme un enfant, cela ne fait pas mouche. Comment peut-on tendre vers ce qui d’apparence n’est qu’une régression puérile. Parce que cela n’est ni beau ni propre ni satisfaisant. On ne trouve dans certaines compositions de Georges Badin que peu de lignes qui s’agacent dans le blanc, qui forment une fenêtre tendue sur l’air ou bien quelques peaux d’oranges qui voisinent avec un nuage bleu. On y trouve aussi des emballages, des crayons ratiboisés, de la ficelle, du tissu, des poils ou des empreintes partielles de semelles. Mais chacune de ces lignes, de ces touches de couleur et de ces incrustations est dépositaire du plein engagement du peintre. C’est exactement ce qu’il manquait à mon trait loupé.
Dans un bref texte que Joël Bastard consacre à Georges Badin, on peut lire « Exister, c’est faire du bruit avec les outils les plus intimes. » Alors il faudrait peut-être s’efforcer d’entendre régression pour ce qu’elle vaut. Non pas comme une perte, une déperdition, mais comme une faculté. Faculté d’être en lien avec ces outils. Avec différents niveaux de pensées. C’est la capacité d’être en phase avec un berceau de sensations. Badin pense avec l’espèce de tamis primitif que furent nos yeux mal éduqués. Ses peintures disent la commotion de mondes qui se rencontrent et s’affrontent. Sa main se rappelle dans la couleur. Une phrase de Pierre Soulages tirée d’un un entretien avec Charles Juliet m’avait fait forte impression. Il avoue « ce que je fais m’apprends ce que je cherche« … A sa façon, Soulages nous rappelle que la main précède la pensée. Et s’employant à ne jamais laisser le tête prendre le pas sur la main, Badin nous rend le pouvoir de s’émouvoir neuf face au monde.
Certains auraient pu me prendre au mot et faire du Picasso, du Staël, du Badin, quand je leur suggérais maladroitement de le faire. Mais, même si l’on faisait abstraction de l’épaisseur du temps dans laquelle ces peintres s’inscrivent, même si l’on omettait leur ténacité à faire ce qu’il font jusqu’à laisser parfois leur peau dans la lutte, il ne s’agirait pas de le faire parce qu’on peut ni même parce qu’on sait. C’est précisément l’inverse. L’ignorance est le moteur. On cherche et quelque chose nous cherche. L’usage qu’on fait de son savoir me paraît chose cruciale. Libre à chacun de s’en servir d’ornement ou d’en faire sa pelle et creuser. Je m’imagine, en avançant ces quelques mots pour Georges, que c’est ce rapport qui peut nous conduire vite au « je peux » fanfaron. Certaines œuvres – ce fut le cas du couvent de Le Corbusier pour moi, c’est le cas des grandes toiles de Badin qu’on reçoit pliées dans des paquets par la poste, c’est aussi le cas de nombreuses pages de ses carnets – nous donnent l’occasion de faire quelque chose de plus vivant de ce qu’on sait ou croit savoir.
Mais sans doute était-il incongru d’en venir à Georges Badin par un souvenir du couvent de Le Corbusier, un dimanche après-midi. Je ne crois d’ailleurs pas qu’il y ait une quelconque raison de faire un parallèle entre eux. C’est le seul sentiment d’évidence éprouvé face à leur travail qui les rapproche ici. Il y a ces phrases, encore, qui résonnent vers les propos de Bastard: « Prendre possession de l’espace est le geste premier des vivants, des hommes et des bêtes, des plantes et des nuages, manifestation fondamentale d’équilibre et de durée. La preuve première d’existence, c’est d’occuper l’espace. » Elle sont de Le Corbusier, justement. Je les avais relevées dans un tout autre contexte, mais c’est ici qu’elle font sens. La peinture de Badin est en effet une succession de gestes intimes de vivant pour gagner l’espace. Mais s’accaparant cet espace, Badin le décuple. Il agrandit la surface. Bien sûr, on pourrait dire de toute peinture qu’elle le fait, mais, les toiles de Georges Badin, c’est un exemple parmi d’autres, font directement place aux textes d’écrivains tel que Michel Butor ou Hubert Lucot. Badin cherche la proximité des auteurs. « Les toiles de Badin sont amples, magnifiques et se suffiraient à elles-mêmes. Mais le peintre, modestement, veut des mots, aimante une complicité qui le ramène à sa naissance artistique première: la poésie. » (Daniel Leuwers). Et même si la peinture de Badin suffit, on a le sentiment qu’elle tient à peu de chose. Elle est tout près de n’être pas. Tout près de l’effondrement. D’ailleurs Badin signe l’oubli. Il signe le manque et le rien comme partie pleine du travail. Il assume que son art soit la proximité du peu. C’est sa grande force et sa beauté. En témoigne la page oubliée, restée blanche mais signée, issue du carnet peint dont il était question plus haut. Cela ne paraîtra qu’anecdotique à certains. Après tout, ils peuvent le faire!
Armand Dupuy
1er juillet 2011