MATERIALITE DU SENSIBLE par Jean-Paul Gavard-Perret
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I
Inondé de sueur, Badin se retrouve une fois de plus devant le support, la surface, entre le ciel et le faire. Il peint de sa main. De ses pieds aussi pour s’ancrer mais aussi pour bouger afin que tout s’efface et que se fasse le travail. Le présent, le passé, le futur simple de la forme et de la couleur s’inscrivent au rythme du cœur, du corps et de la vie. Tout simplement. L’artiste prend la peinture aux pieds de la lettre. Oublie le vernis. La peinture comme l’artiste peu à peu monte à la surface en un dialogue entre le dedans et le dehors.
Car tout être a besoin d’une vie sensée, d’un croisement harmonieux. Georges Badin l’a compris c’est pourquoi sa peinture nous croise et le croise. Formes et couleurs s’étreignent, se prolongent jusqu’à dépasser les bords. Elles permettent de réaliser ce qui n’a pas d’existence immédiate. Elle provoque l’élan au sein d’une autre corporalité mentale et de l’étrange volupté créée par le geste du peintre plus que par son regard.
L’émotion et la réflexion y sont induites. Et la peinture devient aussi pelliculaire que d’une densité charnelle. Elle réintègre le mental dans l’organique et fonde l’acte plastique sur leur union. Comme l’Amour. En ce sens l’œuvre de Badin est un acte « érotique » puisqu’il métamorphose le « paysage » en cérémonie. Mais l’érotisme est très particulier : il indique le passage du voyeurisme à la voyance.
La couleur chez lui tend un voile mais pour enchanter le lieu même de la peinture afin de réveiller des formes en sommeil. L’artiste les libère et le monde soudain mérite et nécessite une autre attention. Tout semble en attente d’être reconnu autrement en une sorte de rêve de la réalité. L’imagination remplit l’espace de formes. Le monde en palpite et s’y rêve par delà ses arêtes, ses surfaces, ses apparences, bref en ses dimensions dont la plupart se refusent au jour mais que Badin révèle.
Le réel est tronqué dans sa simple évidence. Sans la vibration étrange que propose le créateur, il serait estropié. En conséquence Badin apprend la lumière, comme la nuit permet de connaître le jour. Il invente des mouvements incessants d’énergie et de désir. Leurs « détours » ouvrent à des découvertes et une disposition à la curiosité de la vie.
La peinture à la fois produit un monde intérieur et extérieur, respecte l’un et l’autre au sein d’une tension toujours énigmatique, mystérieuse au sein de cette dynamique. L’artiste montre combien sont nombreux les mondes que nous ignorons. Il ouvre les portes sur eux. Des vérités omises s’aperçoivent. Une seule à vrai dire : celle du monde. La peinture dérange le réel, le fait battre autrement mais inséparablement. Etrange réalité de cette peinture. Sa puissance.
Nous ne sommes ni dans la réalité ni dans l’imaginaire : nous sommes dans un réel particulier. Il ne se limite plus à un simple théâtre du monde. La peinture n’est plus « du paysage », elle est paysage. Tout « site » est insituable. Pas de transposition, une hantise. Surgissement (pas la figure), l’apparaître (non l’apparence). Le tableau a lieu. Plus forte que le souci de complétude, l’exigence de l’ouverture sans laquelle la peinture se réduirait à un objet.
Par les couleurs Georges Badin met en cause la lumière. Le geste qui les jette est genèse. Passage du souffle repris et repris. Il est accomplissement de l’espace illimité mais qui doit cependant accepter des marges.
L’être dans son anthropomorphisme est absent mais il est tout entier dans chaque toile. Présent parce que l’ouverture des tableaux l’ouvre à lui-même. Il est présent de toutes les potentialités du corps. Et ce, en un embrassement mutuel avec la toile. Elle rayonne à travers chaque aire colorée d’une profondeur immanente.
L’espace pictural devient le lieu de rencontre et d’échange du quotient de profondeur et du gradient d’ouverture de la face du monde. L’artiste y organise des tensions ou plutôt des conspirations de couleurs. D’où la sensation d’espace immense par la rigoureuse formule du travail. Il fait que la couleur ne se mesure pas à son intensité mais à l’acuité avec laquelle en elle résonne l’espace.
Le peintre ne cherche pas le scandaleux mais le cinglant. Il met en branle un somptueux particulier presque paroxysmique parfois par prise de possession, par emprise sur la toile. Des pans larges d’émotions s’offrent à l’existence, à la présence. Il faut que ça dégouline. Comme si Badin se souvenait toujours des vagues entre les murs de l’océan et le ciel ruisselant. On ne sait plus à qui appartient le bleu. Ou les autres couleurs. Elles ne vont jamais seules. La solitude n’existe pas : il n’y a que des degrés de solitude auxquels l’artiste donne la substance suffisante.
II
On ne sait plus quand a commencé le voyage de Georges Badin On ignore toujours comment sa peinture va venir remuer la sensation Mais elle est là, rattache au vivant Soudain certaines jouissances lointaines griffent la toile, la secouent. Alchimie des audaces au rythme du tam-tam du diaphragme. Flots d’incertitude. Et voir le bleu du ciel. Car il se peut que parfois la peinture devienne relais cosmique. Sa stabilité fixe la volatilité de l’étendue.
De nouveau il s’agit de foyers de présence, de transparences fluides. Là où la peinture se fait tactile ne serait-ce que par le geste qui la crée. « Si tu veux voir caresse » disait Artaud. Badin ne l’a pas oublié. En ses cheminements, sur leurs rebords, parfois le bleu ultime est désert. Vibration de sa pureté presque blanche.
En ce sens sa peinture est un corps plein d’infini et d’éternité. C’est un poisson animé. Il retient dans l’attraction d’un ailleurs qui ne peut-être comblé par tentation de la vie. De toutes parts jaillissent l’ancolie du monde et les noces de neige. Les traces défont les foudres : l’ image y meurt pour renaître Langage.
Badin sait jeter la peinture dans l’air. Il peint et dé-peint . Dévalements, glissements. Pas de sédentarité. L’espace est colossal. L’artiste ne craint pas le mur Il crée ton propre classicisme, sa propre postmodernité. Etre peintre est plus qu’un métier, une manière spirituelle d’expression par les attendus physiques de la matière.
Peu à peu l’artiste n’a plus eu besoin de père ou de re-pères : il s’est trouvé lui-même et sans concession aux modes de l’époque. Il évite cette faiblesse que tant d’artistes s’accordent. Il ne recherche pas de raccourcis, de « mains tendues ».
Demeure une longue vadrouille, une aventure non programmée, un appel du large, du haut et du profond. Y voir la part irréductible de la liberté de l’artiste qui renvoie des chaînes au fond de la mer pour délivrer des bagnards.
Il faudrait en parler avec Badin dans un café minable où les corps se mêlent à l’ombre, aux alcools (puisque la fumée est interdite). Parler de la raison déraisonnable de cette aventure de peindre dans l’écoulement des jours.
Dans l’intérieur masculin, les formes s’animent De l’extérieur féminin, les lignes tracent les contours C’est une question biologique sans doute autant que de peinture. Peut-être que c’est ce qui fait que l’univers se tient. Ce n’est pas très poétique. Cette réalité aux contraintes physiques. Mais elle fait – aussi – la peinture de Badin. Créer c’est retrouver une connivence, conjurer l’illusion de certaines attirances de nuits trop noires où miaulent d’impossibles chats.
Jeu spontané des lignes. Le corps voyage. Ne dompte pas tout mais progresse. Les mains du peintre tournent autour des spectres. Entrelacs dénoués. Vagues qui tiennent Toute effraction laisse une trace. Le corps fait son métier de peindre et tant pis pour la tête.
Conversation au présent de tous les éléments visuels et picturaux actifs. Tout est en jeux : la couleur, le trait, la juxtaposition, l’ajout de pigments purs. La définition, toujours plus de définition de la matière, du sujet et de la pensée qui sillonne le pinceau. Un geste se répand et chaque geste fait comprendre, petit à petit, l’obscur de ce qui s’ignore encore.
Chaque geste est désir. Désir d’un rythme. Ses sons s’enroulent, s’enflamment ne formant plus qu’une unité de lumière. Parfois le vivre de la matière crée une rature de blanc. Fureur, fureur qui soudainement s’inscrit dans la peinture. Tous les éclats de lumière au milieu, au travers, dans et sur les côtés. Le liquide. Tant de joie en temps réel dans le simple geste. Dans la concentration, l’attention, la présence.
Badin oublie le Tic Tac qui file les heures du jour et de la nuit. Il mange de l’air, ressent ce besoin constant du temps qui attend l’étreinte du paradis perdu. Refaire le monde, l’histoire de cet amour sublime d’un vivre qui s’enfonce là où tout devient si intime – mais non à la manière pornographique du voyeurisme de la révolution sexuelle raté. L’amour qui boit les océans et qui déplace les montagnes.
En pénétrant la toile le peintre atteint une autre dimension. Pour qu’il y ait passage, il doit y avoir différence signalant alors une limite parfois invisible qui sépare deux univers, deux visions, deux rapports au monde. Un désir prend de rechercher tous les modes par lesquels cette limite peut être transformée. Oser toujours retourner dans la faille, la matrice, le trou, le néant, l’incompréhensible, le chaos. Et passer outre avec un besoin d’indépendance plus grand que le laisser aller de la prise en charge.
Tumultes. Le flux dont chacun fut le bord il faut le parachever. Badin est dans ses pas, en un rythme, en un renversement. Il se rejoint enterre son ombre. La trajectoire grandit sans fin au seuil de l’invisible. Hébétude et substance. La main qui peint ne cache plus l’avenir. Au contraire. Elle rayonne de la lave qu’elle répand. L’envergure sans cesse. Nous voyons d’une densité toujours plus forte.
Parfois saturation progressive ou presque. Convergence sans ombre dans une cavité au centre de l’impensé. Délivrance parfois quand l’étoile monte parce que Badin la hisse. Etendue de ce qui ne peut être dit. Poids du diaphragme pour créer la chute qui ne tombe pas.
Du jaune, du bleu. Tout est mouillé partout et doit sécher. Les pinceaux glissent facilement. La couleur est dans le flou, mais tous les plans sont à leurs places. Le corps et le mental. La gestualité. L’expression corporelle. La couleur et la matière. Le cœur. Le féminin. Le masculin. Image affect. Suspension et lutte. Méditation. Maturation. Envol de la singularité. Sensation. Ouverture sur le ciel.
Ni excavation, ni érection : dépositions. Les divisions s’effacent au d’une croissance. La forme, la matière, la couleur, la technique s’associent de manière indissoluble pour faire de l’œuvre de Badin une re-création. Un art totalement étranger à l’homme et à la nature mais tout aussi profondément en eux.
Prendre conscience de la vulnérabilité de la présence. Rappeler notre condition, ce dont nous sommes faits, de la poussière de la terre. Il faut l’audace. Sonder les plus intimes secrets. Ils surgissent des songes de la nuit Pour s’approprier, maîtriser les formes Les matières matérialisent, l’avant-plan s’abstrait, dripping en quelque sorte. L’imprégnation et le geste de ce qui est le plus étranger mais tout autant intime et consanguin. La rage de faire oscille entre le retrait pudique et le crime abstrait. Orgasme de la substance et le solipsisme de l’air. Retour attendu, réveil pressenti. A la vie.
Jean-Paul Gavard-Perret