Le bleu de Badin
by b
Un texte de Daniel Leuwers
Ce que j’aime dans la peinture de Georges Badin,, c’est le geste fougueux et tendre qui l’accompagne. La couleur est là, violente souvent –et maîtrisée, apaisée, finalement.
Le lieu central de sa peinture (sa scène capitale, pourrait-on dire), c’est une baie voisine de son village , Céret, dans les Pyrénées. Georges Badin a un jardin où il descend chaque matin pour recueillir du bois (il aime intégrer le bois à ses œuvres qu’il peint parfois comme des totems). Mais l’après-midi ou bien en fin de journée, Badin descend en voiture auprès de sa baie, de sa belle. Il éprouve le besoin de poser son regard sur la mer recluse dans la baie.
Les baies, généralement, je les aime. Ce sont des ventres offerts sur l’immensité de la mer, ce sont des lieux de rendez-vous secrets. Pourtant, je ne saurais oublier une baie proche de Sydney, en Australie, où la mort faillit me ravir. La baie était belle, rassurante même et semblait condenser le bleu le plus profond de l’Océan Pacifique. Pacifique? Nullement, car voici que, dans cette eau où je m’étais plongé avec délice, je ressentis bientôt un étrange vertige. Les vagues m’avaient entraîné, sans crier gare, vers le centre de la baie où elles étaient devenues houleuses, immenses, envahissantes. J’étais submergé et serais mort noyé, n’était la survenue d’un surfer qui m’installa en catastrophe sur sa planche à voile et m’envoya, en trois bonds, vers le sable. Je crachai alors l’eau salée qui avait atteint mes poumons, et je contemplai la baie, ébahi. Mes oreilles étaient comme bouchées et je n’entendais que des cris d’enfants (ils auraient continué à s’amuser, même si j’avais sombré corps et biens!). La baie avait pour moi fortement rapetissé; elle était un cimetière bleu qui avalait les hommes, et non plus le ventre généreux qui donne naissance…
Je fus très surpris lorsque, un jour, Georges Badin me demanda de réaliser avec lui un grand livre sur la baie. Il avait préparé des feuilles vierges, et des peintures les accompagnaient. Je n’avais plus qu’à écrire des poèmes, en occultant d’instinct la baie mortifère de Sydney et en jouant sur les mots pour traduire à ma façon le bonheur qui semble animer Badin à l’approche de sa baie à lui – la baie de Paulilles, je crois. La baie devenait ainsi une bouche qui bée, le B.A.BA ludique de déclinaisons plus mutines que maritimes. Et puis B, c’était le point de départ de rêveries onanistes où je songeais à toutes les femmes dont le prénom commence par B et avec lesquelles j’avais pu connaître quelque aventure. Le livre avait fini par se transformer en un lieu de combat intime entre désir et délire, sérénité et intranquillité.
Je m’aperçois que, depuis la confection de ce livre et bientôt mon travail d’écriture sur de grandes toiles peintes par Georges Badin, j’ai placé, sur un coin de mur jouxtant ma bibliothèque, une toute petite toile bleue qui cristallise tout le bonheur et toute la tragédie qui peuvent émaner d’une baie. Ce petit chef-d’œuvre de Badin est bleu aux trois-quarts (comme dans un tableau de Rothko). Tout en haut, au-dessus de l’horizon marin, il y a un pan de ciel ocre qui me fait, lui, penser aux dernières compositions de Vincent Van Gogh –celles où, sur la vaste plateau qui domine Auvers-sur-Oise, planent des oiseaux noirs, signes avant-coureurs de la mort. La grande plaque bleue de la mer est assurément chargée d’un intense sentiment de plénitude –elle est pleine, comme enceinte et prête à expulser la vie. Mais les oiseaux invisibles de la mort (la couleur ocre les masque, les cache) rappellent que la mer a englouti maints de nos semblables (ô Victor Hugo!). Tout en bas de la toile, Badin a traduit l’arrondi de sa baie qui n’ouvre pas sur le sable d’une plage mais se rétracte en un grand trait noir. Serait-ce la rambarde d’où l’on peut contempler la baie? Cette baie, la voit-on au niveau même de la mer ou bien en position de surplomb? On ne le sait –et cette indécision est propiceà un vertige secret. C’est comme si Georges Badin balayait sa toile d’un coup de cape bleu ou noir. La mer, c’est peut-être l’arène ocre d’un combat qui vire au bleu du ciel –pour mieux cacherle sang rouge de la bête.
Ce petit morceau de toile, je l’emporte quelquefois dans ma poche. Il me sert de viatique et de gri-gri. Il me protège. Il me garantit le bleu du ciel que j’ai cherché, dès mon enfance, dans les buvards pubilicitaires du savon Palmolive (ah, vivre un jour en Afrique!). Il m’éloigne des bleus de la vie –voire même de l’ange bleu qui peut venir tourmenter tout homme vieillissant.
Georges Badin est poète et écrivain. Sa peinture a recouvert les plages premières de son écriture. Il peint, et il peint rouge. Il aime le rouge de Bonnard. Mais moi, c’est le bleu d’un autre Georges B. qui m’interpelle, celui de l’auteur du Bleu du ciel –titre qui m’a d’emblée fasciné. Pour moi, Georges Badin (que je n’ai jamais rencontré) est bleu. C’est un homme bleu, comme on le dit de ces nomades du désert saharien que j‘ai croisés en Afrique. Quand il m’envoie des courriels, ils sont bleus; ils sont imbibés du bleu de sa baie. Sa voix, rocailleuse et généreuse–que j’ai pu entendre un jour au téléphone-, elle est bleue aussi. Et sa petite peinture bleue, je la glisse volontiers dans mes carnets. Badin est un peintre de carnet. Ces derniers temps, il “illustre” beaucoup de poètes en glissant entre leurs textes des petits morceaux de toiles. Badin découpe volontiers ses toiles; il les morcèle; elles mordent ainsi le sel de la mer.
Ce peintre rouge, ce peintre de corridas, je le vois en bleu; il me tire vers le ciel –si bleu qu’il en devient presque noir comme les oiseaux de VanGogh. Mais son bleu m’arrache en même temps à la mort intense au fond de la baie qui, depuis Sydney, m’angoisse.
Georges, Georges, qu’allons-nous faire? Qu’allons-nous devenir? Il faut écrire et peindre. Il faut écrire pour peindre, car l’écriture se résorbe et se résoud toujours dans la peinture.
Aspirés, inspirés, nous sommes.
Badin. Baie. Baie. Badin. Baie. Baie.
C’est la musique qui manque soudain à notre désir.
Le bleu est ce silence qu’on assume sans rougir.
Daniel Leuwers
DANIEL LEUWERS