Georges Badin

La peinture de Georges Badin

Catégorie : Textes

Le mas de l’albe

Text écrit à l’occasion de la parution du livre Etincelles d’instants : peintures de GB, poèmes manuscrits de GEC, éditeur Eric Coisel, collection mémoires.

Je parle d’un ami, il  répond par des poèmes,  sa parole est ininterrompue.

Nos rencontres, Georges-Emmanue Clancier et moi : plages, mas de l’Albe, la maison à Céret. Pas d’inertie, des « salves d’avenir » (Char), si peu de nonchalance  :  de l’arbre à la prairie, du fossé au sentier de montagne, de la couleur unie aux mots qui la défont, de l’attente, ce maître absolu contre la mauvaise rigueur, à la délicatesse des sens différents entre lesquels oscille, hésite la boussole. Quelques inquiétudes seront permises pour laisser toute la place aux mots , aux couleurs sur la page, aux lignes sans repentir.  Aujourd’hui je sais, dans les interrogations que je lui soumettais, que des pages de livres s’écrivaient, se coloraient de l’un à l’autre, sans que nous nous en doutions pendant que sa voix donnait à entendre des poèmes futurs.
Si je me sers des mots maintenant pour revenir à ces images, c’est pour que l’oubli ne fasse pas silence. « Deux hirondelles tantôt silencieuses, tantôt loquaces se partagent l’infini du ciel et le même auvent » (Char).
La ligne jaune sur le papier  paraît ferme, d’une seule traite,  pourtant le sable est comme désemparé, cherchant l’allié unique. Le bleu outremer, rageusement, les dents serrées,  le couvre avec sa frange blanche qui l’ensemence. Quel verbe emploiera le poète pour ne pas perdre de vue ces passages d’une répétition inassouvie – seraient-ils d’amour? – . S’il songe à l’acte présent, il dira : c’est le sable qui lui cède. S’il est invité, volontairement ou pas,  à noter cette scène, devant l’eau et le sable, il  écrira : le sable respire pour elle, l’attendait.
Il s’approchera de l’arbousier, ce rouge hésitant sur le ciel, état variable entre la saveur et le désir de la prolonger. Cette couleur inexplorée, il la voit de la fenêtre du mas : je m’éveille, dit-il. Elle, comme un don qu’il fera au peintre.
Il a les yeux fixés sur le violet qui enveloppe la montagne,  est défait par les premiers rayons du soleil. Je le suis dans le parcours de ses yeux et nous voyons ensemble que le jaune des premiers rayons a rendu la colline vulnérable, consentante. Pour ne pas être soumis comme elle, il va vers le clocher de Saint-Ferréol où il trouve « un passager du temps ». Saura-t-il faire le lien avec cette image salvatrice, cette pensée heureuse, grâce à laquelle le poème adviendra ? Il sait qu’il ne doit pas s’attarder aux regards insistants, à cette métamorphose qui se produit sous ses yeux : en effet la phosphorescence jaune ne voile qu’elle-même, c’est-à-dire une lueur qui passe et non qui fonde. Il semblerait que l’égarement du poète ne soit dû qu’aux étendues colorées, du jaune trop épandu, sans présence, au violet trop tôt parti, je veux dire que cette perdition n’est qu’apparente, un faux-semblant sans dommage pour lui.
La franchise en tout cas, qui fait défaut si souvent que ne sont pas notés tous les changements du jour : masses, couleurs, bruits, brises… importe peu en regard de ce par quoi il est pris, soutenu. Mais celle-ci ne l’a jamais abandonné, bien qu’il ait pu proférer la même interrogation que le Christ sur la croix à son père. Et dans ce livre qui lui aussi nous dessine, elle ne le quittera pas, comme si ce chant était du ciel à la terre.

Georges Badin

HOTEL DES CORPS PERDUS

Un texte de Jean-Paul Gavard-Perret

Une ligne droite, la plus directe qui soit, dans l’arène entre les
auteurs. Un écart entre eux qui suspend l’indifférence ,toutes les
indifférences, autant sur les gradins que dans le rond doré en bas. Qui
va décider de la scène, sinon le torero qui citera le toro et dont le
cri sera le signal du départ ? José Tomas avait dit : “ Je laisse mon
corps à l’hôtel. ” On le perçoit à cette heure. Le torero a mis sa cape
à sa gauche, derrière son dos et le toro fonce sur dans cette direction.
Un défi d’importance, n’admettant aucun commentaire : un événement
singulier comme la beauté peut l’être hors de toute attache,
explication, dérivatif. On peut croire qu’il y a eu assez peu de faits
alors que le don, l’accueil, presque la superposition ont été des actes
absolus.

Le défi ici n’oublie pas le corps de chaque jour. Il y a le cri blanc du
torero devant le taureau autiste et son souffle de silence comme l’ombre
portée sur ce cri. Lorsque son père est mort le torero était seul dans
la manade. Il ne comprenait pas bien, venant d’Espagne, le français. La
police lui a dit « votre père est décédé ». Il entendit le mot « père » mais
il ne comprit pas le mot « décédé » qu’il alla chercher dans le
dictionnaire pour apprendre la nouvelle à sa vache de mère. Depuis il ne
parle plus ou presque. Il ne sait plus lire et écrire. Il torrée ou
regarde la télé des journées entières en mangeant des tartes aux fraises.

Depuis quelques semaines sa marraine lui apprend à photographier. Elle
lui a demandé : « Quelle est la première chose que tu veux photographier
? ». Il lui a répondu : « Mon prénom ». Ils sont descendus dans le jardin
de l’hôtel. Avec des feuilles mortes sa marraine a écrit « Nico » sur le
gravier. Il a pris la photographie. Il l’a très bien cadrée. C’est son
premier autoportrait, sa présence, et insécable à elle, son absence
dépouillée de tous les signes et les habits de danseuse par lesquels la
société contrôle ses pulsions comme il maîtrise les forces premières,
sauvages des animaux qu’il combat.

Nico est anormal, forcément anormal. Quand on le croise ce n’est pas
évident. Il laisse son corps à l’hôtel et revêt son habit de lumière.
Mais à cet instant précis il ne reste plus en lui de fard ou d’oripeau.
Il est comme le lieu limite de sa propre présence : peut-être est-ce là
le désert du refoulé, du fatal ou plutôt la perspective de l’invisible
en nous, l’endroit du corps où sont nos failles. On se demande parfois
en le voyant – tant il paraît « normal » : quand tout cela va céder, va
finir ? Ou en d’autres termes : Sous son cri muet d’oiseau nocturne
comment faire apparaître l’estuaire du fleuve de sa vie ? On fixe sa
bouche et son regard, cette fracture et cette fente, par où ça passe et
ça ne passe pas. Par où tout se retient – au seuil du précipice mais
pour le remonter. On fixe dans l’arène ses gestes, sa chorégraphie qui
agrafer les afficionados droits comme des i, roides comme des idiots..

Quand ses mains d’artiste dispersent les fantômes qu’elles suscitent en
plantant son épée dans la moelle épinière de ses victimes c’est comme si
son arme était fichée sur le dernier mot dont il avait cherché le sens.
On sent que ce n’est pas dans l’arène qu’il combat. Nico est le lieu
même de son combat et où il s’indécide comme si le toréador ne pouvait
prendre le risque de sortir du milieu de sa nuit au sein d’une mémoire
qui le brise et l’éloigne, qui le laisse sans nom au moment même où la
foule scande le sien. Peut-être justement, qu’après son prénom c’est ce
nom qu’il s’est promis de photographier pour retourner à la vie – mais
pas n’importe laquelle, pas n’importe comment.

Il y à pour l’heure qu’une trace pourtant. Une trace photographique. A
peine un horizon. Déploiement, repliement, séquence, plan fixe. Le
prénom est devenu paysage, un paysage presque sonore d’un désert inconnu
et éternellement recouvert. L’image est devenue, plus que l’arène, le
lieu où tout finit, où tout commence, une descente vers l’inaudible .
Une fois de plus Nico quitte son corps à l’hôtel afin d’affronter la
bête. Passant de la passivité télévisuelle à l’action taurricide, il se
demande s’il ne serait pas possible de prendre le large comme si peu à
peu la photographie de son prénom broutait son silence et s’élèvait
contre le poids de l’indicible, la marche exténuée et l’arrêt de mort
qu’il se doit de prodiguer .

Pour la première fois au delà des applaudissements de la foule et le son
des fanfares Nico entend le souffle rauque du taureau. Il comprend
combien la chair animal n’est pas saisie par le brûlant du sang mais par
le froid. Alors le torero jette au loin de lui sa cape et son épée et
avance dans un silence épais et lourd, un silence en couches denses sur
les gradins bondées où elles se déversent en intruses. Quelque chose
demeure retenu, pourrait se dissiper encore : toutefois Nico ne se
retient plus aux contours d’un désastre qu’il affronte sans peur, à sa
manière, dans un monde sans écho ou dont l’écho est irrecevable.
Fantômes que fantômes. Il ne s’agit plus de matière, de viande, de
gloire ou d’aura. Sur le cercle du combat on ne saurait plus mettre un
nom. Juste entre le Taureau et lui comme une vitre sabrant l’azur
s’écrasant contre l’invisible en se fracassant.

Déploiement, repliement, séquence, plan fixe. Paysage inconnu et
éternellement découvert. Vers le silence, contre lui. Toujours plus
près, toujours plus loin. Couches denses. Séracs peut-être à force – le
danger de l’avalanche. A chaque photographie qu’aurait fait Nico il y
aurait eu cet espoir : qu’un abîme flanche afin de dissiper les fantômes
pour cette dernière révélation : percer le chaos des âges dans
l’effraction de la surface que la photographie aurait enfoncé comme la
corne de l’animal s’est logé dans son poitrail afin de faire jaillir
l’ordre de la dispersion et de la révélation. En voyant cela Picasso et
Hemingway, venus là pour modeler leurs maux d’immodérés délices (Le
sujet pluriel désignant le peintre et le poète et le propos concernant
la toile et le papier) ont quitté l’arène afin de rejoindre l’hôtel.
Avant de mourir Nico dans un éclair a senti que l’un n’avait rien
compris à la peinture et l’autre rien à la littérature. Il ne resta que
les traces parallèles des pieds du corps du torero tiré mort de l’arène.
Deux lignes droites, les plus directes qui soient.

Jean-Paul Gavard-Perret

LE FLEUVE

Un texte de Jean-Paul Gavard-Perret

Il écrit la descente au coeur de ce monde. Il parle d’une pente. Après la neige il remonte en cette oblique où n’est que le silence parmi les cailloux et le harcèlement des graminées. En cette oblique au plus près de son corps. Au plus près de son corps la langue entame l’argile. Comme si le ventre délivrait le bélier de la langue. A l’extrémité de la pente, en son pied le fleuve. Étranglement des limites. Infini de l’horizon. Pure charge des alluvions. Creusant l’invisible jusqu’à l’avalanche ans cette floculation de brindilles et de débris de roches. Il écrit la descente au coeur de ce monde. Le dernier fleuve d’un corps qui n’a que son nom. Corps fléché mêlé d’étoiles. Une graine glissée dans les cieux. Il est au centre. Il est noyé. Oeil ouvert. Œil fermé. Le lit. le fleuve amour, le fleuve immense. Langue enchevêtrée jusqu’au silence. L’avalanche. L’espace en fusion, la profondeur de l’auge. Ainsi jusqu’à ce que la langue redevienne muette (se détachant de ses lèvres). Démantelée. Là. Cette lumière. A proximité. En elle. Dans la patience du feu, l’inversion de la nuit. la nudité du fleuve, l’approche du sommeil, la f(l)amme prolongée.

Jean-Paul Gavard-Perret

L’ARAIGNÉE DE SOIE

Un texte de Jean-Paul Gavard-Perret

« Tu ne porteras pas d’ombre. Ni rien sous sa robe noire. Je serai au bord du Canale » (Pierre Bourgeade).

Le torrent jusqu’à l’extinction. Au point du jour, il imagine. Ses volets fermés. Il imagine l’hiver. Un grand âtre, un grand lit, elle bouillante en son cratère et lui cousu à elle pour sentir le chaud. Il imagine le point du jour après l’averse où il s’est perdu pour se reconnaître, pour voir l’obscur en luii et trouver la parole à mesure que le cri aigu de la femme s’ouvrait sur son plaisir. Tant de fois, sans relâche, elle l’a touché, il est monté dans l’étendu(e). Voilà pourquoi il écrit, il répète : qu’elle se dénude pour qu’il la regarde. Ainsi ces moments où l’écriture le révèle dans la crudité de son désir. Il sait que tôt ou tard elle aussi partagera cette envie. D’elle il attend tout. Il attend qu’elle le touche. Il veut connaître ses secousses et se laisser engloutir – ne plus savoir qui il est dans la folie de la dérive. Il faut qu’il aille au bout de ce qui a commencé, il ne peut plus faire marche arrière. Elle l’aspire, elle le soutient, elle le guide, il la rejoint. Il disparaît dans les lunes blanches des jasmins du jouir pour voir surgir le temps lorsqu’elle prolonge la perception la plus fine. Il n’est que cette goutte, cette rosée du matin. Elle est l’horloge de son silence. Il se souvient. Tant de fois sans se voir il l’avait déjà fait. Ses mains vaquent en cette absence. Et lorsqu’il il croit que ça se retire mais quelque chose approche. Elle est au bout du boulevard. Visage sans voix. Voix sans visage. Il veut que le jour contienne leur dérive. Rêvant d’y être, de perdre les mots ou de parler entre ses guillemets. Car elle n’est pas une ombre. Plutôt sa déchirure. Il bande sa langue dans ce jardin offert. Parfois il reste au bord, en équilibre. Il y a la brûlure, il en cherche le centre. Son corps est transparence. Elle le remplit, le vide, l’avance. Lumière au centre et rayon si moelleux. Il remonte la pente tandis qu’elle creuse l’invisible jusqu’à l’avalanche, osant ce détour, ce détournement. Langue ruisselet, ruisselante – jusqu’au fleuve. Il est dedans – éclipse, antre. Il décrit la descente. Le faut-il ? Il le faut. Il ne guérira pas de sa folie. D’ailleurs on ne meurt pas de cela. On est mort bien avant. Où alors, c’est que l’on a jamais vécu. Il reste dans l’impuissance de (se) penser. S’éloigner le ramène vers elle. Il est dans la parenthèse de ses jambes et dans la robe qu’elle enlève. Ni rivière, ni grange. Mais gang et Gange. Le fleuve. Comme s’il voyait dedans. Creusant l’invisible jusqu’à l’avalanche. Ainsi tout à reprendre. Dans la césure et la faille il donne forme à cette blessure blanche. Elle forge le passage, il avance comme un errant en ce débordement. Passé un certain seuil, rien appartient à l’angoisse. Elle est là sans y être. Passé les monts, la terre tremble et tombe. Le vent s’entasse, enserre toute vie dans son gris de métal. Mais quand le vent l’emportera qui pourra dire si elle a existé? Il mourra pour savoir si ce qu’il vient de tombe dans l’inconnu(e).

Jean-Paul Gavard-Perret

GEORGES BADIN : LE TEMPS DE LA REPLIQUE

Un texte de Jean-Paul Gavard-Perret

Qu’est-ce que la peinture si ce n’est un objet qui à la fois tient l’être en respect et le fait avancer . Qu’est-ce sinon l’invention d’une « visualité « ou d’une « choséité » qui ne s’adresse pas seulement à la curiosité du visible, au plaisir de l’être mais à son désir, à sa passion de voir ce qui est absence ou manque.

Dans son front de couleurs et de lignes en sa masse, l’oeuvre de Badin est à la fois un équilibre et un déséquilibre violents et fragiles, un moment où voir n’est plus saisir ce qu’on voit. Soudain une figure dévêtue, nue, épurée – telle qu’en rêvèrent Turrell et Rothko – apparaît pour offrir à l’être spectateur une sorte d’immanence de l’état de rêve éveillé? La matière à voir se transforme et devient l’évidence lumineuse mais décalée d’un lieu jamais atteint, déserté, qui échappe, bref un lieu perdu ou imaginé possible, doué de la puissance en tant que matrice et phallus des choses insues.

Badin nous offre cette expérience paradoxale, intense, vorace où les images (apparences) sont mangées pour que d’autres images nous mangent, nous enveloppent comme celle de nos rêves dans leur force majeure : lorsque nous rêvons nous ne croyons pas que l’on rêve. Une telle image – comme le rêve – n’est pas perceptible en tant que virtualité. Nous nous croyons soudain vivre de ça, être dans le vrai.

Ainsi un simple rectangle écarlate, sourdement écarlate, sourdement incandescent fait une masse colorée et frontale, sans ombre ni nuance défait l’œil de ses variations. Nous sommes devant un pan qui fait mouche et qui laisse en suspens tout le reste en une sorte de sublimation du trompe-l’œil mais qui n’est plus alors un trompe-toi toi-même.

A l’épreuve de la peinture l’être devient nécessairement flou, se dilue à l’image des corps errants de Badin au moment où devant lui c’est le contraire qui apparaît, qui impose sa loi et nous fait passer de l’illusion subie à l’illusion exhibée. De l’extrême compacité naît ainsi ce qui éclaire, délie, vide et remplit. Une béance, un béance par effet de pan. Pour nous tuer et nous faire revivre.

Il existe ainsi une condition littorale de la peinture en tant que lieu des extrêmes et des bords, un lieu de minéralités ouvert sur les extrémité d’un ailleurs – « Enfer ou   Ciel qu’importe » (Baudelaire). L’oeuvre de Badin est donc le lieu déserté élu : temps de la fable où tout s’inscrit en dehors des dualités.

Cadre du cadre orienté vers un champ coloré, le tableau n’est pas pour autant une simple fenêtre ouverte, sa découpe renvoie à un dedans – à sa luminosité ou son obscurité essentielle. Il est donc le lieu d’un rite de passage où tout s’inverse. On tombe en ce lieu, on vire au flou mais pour mieux voir, comme l’écrivait Carroll « pour se dissoudre comme un brouillard de vif argent ». Nous entrons dans le trouble là où est laissé au monde un plan plus ou moins épais qui donne à la couleur une profondeur, une épaisseur qui n’a rien à voir avec ce qui se passe ailleurs.

Que ce soit dans l’abstraction ou la figuration, les choses sont déqualifiées par la «choséité » (Beckett) de la peinture de Badin. Plus qu’opéra est opération en cette déqualification nécessaire qui nous touche par effet de pan plus que par effet de miroir en son « savoir – horizon » cher à Husserl. A ce titre Badin est un géomètre mais jamais des surfaces et des arrêtes polies, lisses, achevées pas plus que des axiomes purs. Il est plutôt le géomètre d’un lieu à venir, d’un lieu comme phénomène angoissant (car inconnu) où nous échappent les repères de ce que nous prenons pour notre monde visible. La peinture est donc un échange comme figure du monde dans la partie qu’elle joue avec lui. Elle est aussi cette fable du lieu anachronique où nous rêvons peut-être de glisser afin de briser notre façon de voir et de penser. Une fable qui évide sa propre affabulation, une fable qui n’est ni le propre ni le figuré, ni le pur ou le réalisé mais une zone où nous pouvons enfin verser dans le rêve éveillé où nous perdons notre capacité de penser seulement avec lucidité.


Jean-Paul Gavard-Perret

Le trait du désir

Un texte de Jean-Paul Gavard-Perret

« Serai-je avec qui j’aime ? O, ne pas qu’entrevoir !  » (René Char)

La ligne est en peinture comme dans la vie déjà le désir du sujet. Il faut la tenir, le faire aller mais sans retenir personne : juste l’angle de la rencontre où repart le désir montant vers l’inachèvement et reprenant les formes du corps.  Aller ainsi chaque fois à la rencontre face à la mort. C’est en quoi la peinture la ligne toujours se perd fait de nous tout sauf ces pêcheurs chers à Lacan : elle ne répond de rien du sens, n’ordonne plus de s’agenouiller et de ne reconnaître qu’un seul maître. C’est une force qui va : ligne de force, courant qui ne peut décevoir car elle ne cherche pas son sens. Elle ne cherche pas à avoir raison : elle avance. Regardée, elle va de l’avant comme une femme sortant de l’eau. Son corps nu est tenu pour paysage. Il surgit et comme elle s’étend sur une plage blanche. Liaison. Changement de décor. Aller alors jusqu’à écrire entre l’ordre et le désordre. Mais l’ordre seul du  désir contre répétition et la presque mort tandis que dans le même temps le désordre de l’inassouvissement ouvre de nouvelles terres.

Ce qui se voit sur la toile est alors, en totalité de la main du peintre, voué à la femme qui est prise temporairement pour possession temporaire de la peinture. En ce sens l’une et l’autre montrent la précarité et la certitude de l’infini. Le risque se glisse entre les images, au point de leur autogénèse. Sur la toile, lorsque la bouche est dessinée c’est seulement d’une ligne courbe et au dessous d’elle par un trait légèrement incurvé, avec dans l’espace ainsi formé une barre rouge, la plus neutre qui soit : moue, déplaisir, offrande, attente. Se rejoint à nouveau la ligne aussi continue qu’infinie, inatteignable par le sens. Peut-on aller jusqu’à une demi-courbe pour figurer une épaule ? Est-ce que du rose aiderait ce nom à prendre corps ? Rien ne sert de s’y attarder, tellement le corps paraît fragile, mais c’est là son apparence qui sauve. A partir d’elle tous les regards, toutes les pensées ont droit de cité.

Nous voici ramené vers elle (sans savoir qui au juste), parlant sa langue – cela s’est fait en douceur, sans l’avoir prévu. Des mots se dessinent sur le bout de la langue usé où le baiser du désir n’avait plus cours. Comment la reconnaître ? Car si nous nous partageons un même ciel, la terre c’est autre chose : le monde s’arrête là.   Même si tout compte fait c’est aussi une vue de l’esprit : à nous les bottes de sept lieues qui retentissent dans la mémoire pour nous rappeler qu’on a tort de souffrir, que la vie peut se rêver et que la terre est plate. Imaginer un pur espace, une imminence. N’est-ce que le repli du songe ? Ou est-ce ce que la vie déploie ?  On voudrait être  » là « , ce là : la note bleue, celle qui comme une lame ouvre l’entrée du coeur dans certains airs de Billie Hollidays.  » Songs for distingués lovers « . Peu importe si nos bêtes enfouies remontent le courant. Il n’y a rien à regretter. Seuls les imbéciles masturbent la nostalgie. La force de vie reprend le dessus. C’est l’éclair de l’être, il faut avancer aussi longtemps que la terre trop plate divise, poursuivre la lancée : il arrive parfois que de très loin le silence se rompt sur une ligne de fond.

Il ne s’agit plus de manger les dindons que les veuves d’architectes élèvent sur leur balcon, essoufflées de leur cinquantaine et affrétant des bateaux de cosmétique  pour l’oublier. Seul le peintre sait que  les pieds ocres des poêles ne transpirent pas , ils distillent leur venin  qui rend bien gélatineuses les pâles décoctions que trop de faux artistes assènent.  Derrière les murs de brique rouge  le peintre nous apprend  à parcourir des palais de bambous où l’on  croise des femmes de boulangers qui dissimulent sous des lècheries de pleines lunes le piquant de leurs rémoulades. Il quitte l’esprit de géométrie qui laisse croire qu’à tout problème (même pictural) il existe une réponse exacte.  Un  problème n’implique pas forcément de solution. C’est pourquoi il préfère nous apprendre à nous en tenir au confort de l’énoncé :  il pagaie toujours là où les problèmes prolongent un état de concubinage notoire avec des solutions douteuses. D’elles viennent, après tout, la vérité.

Montreur d’aurore du langage, slalomant entre les bâtons de l’écriture, le peintre opte pour le tour du monde plutôt que celui de sa propre casserole afin de surprendre entrain de forniquer les tontons flingueurs et les marchands de mires, en habits de jardinier avec des filles au nom de colombines et aux mains furtives qui plient en quatre les noms de villes où elles tapinent. Même né en plat pays il garde dans la tête, des montagnes, proéminences auxquelles il n’hésite pas à flanquer des bandages herniaires afin qu’y nichent les oiseaux,  C’est là masquer la solitude foncière sous un velouté de couleurs à l’assaut des nénuphars cruels sous les sapins serrés. Pas n’importe lesquels : ceux qui contiennent les plus obscurs plains-chants des fontaines d’eau vive des torrents. Sur ses bords, des dimanches il accorde aux gouffres des flâneurs de l’exotisme. Qui sait ? Certains se croient au bord de l’Amazone, d’autres rêvent d’en chevaucher, avant que, le soir venu, ils voient pleurer les yeux de leur propre biche avant de glisser immobiles sur leur lundi.

Et nous voici une fois de plus et presque malgré nous ramenés à un espace de la déposition s’agissant du corps en tant qu’objet de perte. Le secret vient une fois de plus affirmer son autorité.  Le secret au bord de la nudité du corps. Mais de quel corps s’agit-il  De qui est ce corps ? Voilà la question, la question dangereuse puisqu’il s’agit de la question de l’identité qui met en danger tout le problème de la généalogie.  Nous voici dans ce temps où notre moi pur veut se confondre avec celui des autres d’où il croit venir.  Nous voilà exposés par la ligne  à la réminiscence du vide sépulcral  mais aussi au désir. Mais le tombeau où l’on veut s’allonger est-il le bon ?  Nous sommes devant ses bijoux, ravis. Ou plutôt nous croyons l’être : mais qui  est présent à l’heure dite ?  Nos ombres passent et disparaissent. Tout secret est plus ancien que l’être et c’est pourquoi, comme les animaux, nous cherchons une cachette lorsque nous pressentons la mort. La mort réinvente ainsi le secret, le tombeau, la solitude. Et nous ne parvenons jamais à désencoigner cette crevasse de silence où tout, d’abord, est tombé en nous.

Notre mémoire ne cesse de se dédoubler pour approfondir son contenu, recouvre des possibles auxquels nous donnons le nom d’histoire : mais notre autobiographie qui oriente tout depuis son obscurité première n’est qu’un legs approximatif. Toute histoire est une fable, quelque chose de plutôt mal raconté, quelque chose qui tente de tenir debout, de tenir le coup. Notre histoire ne sera jamais rien d’autre qu’un écart. C’est cet écart qui fait de nous une fable et nous donne une figure qui  tente de lever l’hypothèse non du qui je suis mais du si je suis. Pour l’accréditer, nous convoquons les images immémoriales, les demeures d’éternité, telles les tombes étrusques qui étaient l’envers mais aussi la duplication de la maison habitée, de notre maison de l’être qui fut infectée en entrée de jeu.  Nous pouvons ainsi croire à la transparence de notre fable même si notre ensemencement nous aura fait tomber dans une étrange folie : celle d’avouer la faute LE TRAIT DU DESIR

 » Serai-je avec qui j’aime ? O, ne pas qu’entrevoir !  » (René Char)

La ligne est en peinture comme dans la vie déjà le désir du sujet. Il faut la tenir, le faire aller mais sans retenir personne : juste l’angle de la rencontre où repart le désir montant vers l’inachèvement et reprenant les formes du corps.  Aller ainsi chaque fois à la rencontre face à la mort. C’est en quoi la peinture, la ligne, toujours se perd, fait de nous tout sauf ces pêcheurs chers à Lacan : elle ne répond de rien du sens, n’ordonne plus de s’agenouiller et de ne reconnaître qu’un seul maître. C’est une force qui va : ligne de force, courant qui ne peut décevoir car elle ne cherche pas son sens. Elle ne cherche pas à avoir raison : elle avance. Regardée, elle va de l’avant comme une femme sortant de l’eau. Son corps nu est tenu pour paysage. Il surgit et comme elle s’étend sur une plage blanche. Liaison. Changement de décor. Aller alors jusqu’à écrire entre l’ordre et le désordre. Mais l’ordre seul du désir contre la répétition et la presque mort tandis que dans le même temps le désordre de l’inassouvissement ouvre de nouvelles terres.

Ce qui se voit sur la toile est alors, en totalité de la main du peintre, voué à la femme qui est prise temporairement pour possession temporaire de la peinture. En ce sens l’une et l’autre montrent la précarité et la certitude de l’infini. Le risque se glisse entre les images, au point de leur autogénèse. Sur la toile, lorsque la bouche est dessinée c’est seulement d’une ligne courbe et au dessous d’elle par un trait légèrement incurvé, avec dans l’espace ainsi formé une barre rouge, la plus neutre qui soit : moue, déplaisir, offrande, attente. Se rejoint à nouveau la ligne aussi continue qu’infinie, inatteignable par le sens. Peut-on aller jusqu’à une demi-courbe pour figurer une épaule ? Est-ce que du rose aiderait ce nom à prendre corps ? Rien ne sert de s’y attarder, tellement le corps paraît fragile, mais c’est là son apparence qui sauve. A partir d’elle tous les regards, toutes les pensées ont droit de cité.

Nous voici ramené vers elle (sans savoir qui au juste), parlant sa langue – cela s’est fait en douceur, sans l’avoir prévu. Des mots se dessinent sur le bout de la langue usé où le baiser du désir n’avait plus cours. Comment la reconnaître ? Car si nous nous partageons un même ciel, la terre c’est autre chose : le monde s’arrête là.   Même si tout compte fait c’est aussi une vue de l’esprit : à nous les bottes de sept lieues qui retentissent dans la mémoire pour nous rappeler qu’on a tord de souffrir, que la vie peut se rêver et que la terre est plate. Imaginer un pur espace, une imminence. N’est-ce que le repli du songe ? Ou est-ce ce que la vie déploie ?  On, voudrait être  » là « , ce là : la note bleue, celle qui comme une lame ouvre l’entrée du c¦ur dans certains airs de Billie Holydays.  » Songs for distingué lovers « . Peu importe si nos bêtes enfouies remontent le courant. Il n’y a rien à regretter. Seuls les imbéciles masturbent la nostalgie. La force de vie reprend le dessus. C’est l’éclair de l’être, il faut avancer aussi longtemps que la terre trop plate divise, poursuivre la lancée : il arrive parfois que de très loin le silence se rompt sur une ligne de fond

Il ne s’agit plus de manger les dindons que les veuves d’architectes élèvent sur leur balcon, essoufflées de leur cinquantaine et affrêtant des bateaux de cosmétique  pour l’oublier. Seul le peintre sait que  les pieds ocres des poêles ne transpirent pas , ils distillent leur venin  qui rend bien gélatineuses les pâles décoctions que trop de faux artistes assènent.  Derrière les murs de brique rouge  le peintre nous apprend  à parcourir des palais de bambous où l’on  croise des femmes de boulangers qui dissimulent sous des lècheries de pleines lunes le piquant de leurs rémoulades. Il quitte l’esprit de géométrie qui laisse croire qu’à tout problème (même pictural) il existe une réponse exacte.  Un  problème n’implique pas forcément de solution. C’est pourquoi il préfère nous apprendre à s’en tenir au confort de l’énoncé :  il pagaie toujours là où les problèmes prolongent un état de concubinage notoire avec des solutions douteuses. D’elles viennent, après tout, la vérité.

Montreur d’aurore du langage, slalomant entre les bâtons de l’écriture le peintre opte pour le tour du monde plutôt que celui de sa propre casserole afin de surprendre entrain de forniquer les tontons flingueurs et les marchands de mires, en habits de jardinier avec des filles au nom de colombines et aux mains furtives qui plient en quatre les noms de villes où elles tapinent. Même né en plat pays il garde dans la tête, des montagnes, proéminences auxquelles il n’hésite pas à flanquer des bandages herniaires afin qu’y nichent les oiseaux,  C’est là masquer la solitude foncière sous un velouté de couleurs à l’assaut des nénuphars cruels sous les sapins serrés. Pas n’importe lesquels : ceux qui contiennent les plus obscurs plains-chants des fontaines d’eau vive des torrents. Sur ses bords, des dimanches il accorde aux gouffres des flâneurs de l’exotisme. Qui sait ? Certains se croient au bord de l’Amazone, d’autres rêvent d’en chevaucher, avant que, le soir venu, ils voient pleurer les yeux de leur propre biche avant de glisser immobile sur leur lundi.

Et nous voici une fois de plus et presque malgré nous ramenés à un espace de la déposition s’agissant du corps en tant qu’objet de perte. Le secret vient une fois de plus affirmer son autorité.  Le secret au bord de la nudité du corps. Mais de quel corps s’agit-il  De qui est ce corps ? Voilà la question, la question dangereuse puisqu’il s’agit de la question de l’identité qui met en danger tout le problème de la généalogie.  Nous voici dans ce temps où notre moi pur veut se confondre avec celui des autres d’où il croit venir.  Nous voilà exposés par la ligne  à la réminiscence du vide sépulcral  mais aussi au désir. Mais le tombeau où l’on veut s’allonger est-il le bon ?  Nous sommes devant ses bijoux, ravis. Ou plutôt nous croyons l’être : mais qui  est présent à l’heure dite ?  Nos ombres passent et disparaissent. Tout secret est plus ancien que l’être et c’est pourquoi, comme les animaux, nous cherchons une cachette lorsque nous pressentons la mort. La mort réinvente ainsi le secret, le tombeau, la solitude. Et nous ne parvenons jamais à désencoigner cette crevasse de silence où tout, d’abord, est tombé en nous.

Notre mémoire ne cesse de se dédoubler pour approfondir son contenu, recouvre des possibles auxquels nous donnons le nom d’histoire : mais notre autobiographie qui oriente tout depuis son obscurité première n’est qu’un legs approximatif. Toute histoire est une fable, quelque chose de plutôt mal raconté, quelque chose qui tente de tenir debout, de tenir le coup. Notre histoire ne sera jamais rien d’autre qu’un écart. C’est cet écart qui fait de nous une fable et nous donne une figure tente de lever l’hypothèse non du qui je suis mais du si je suis. Pour l’accréditer, nous convoquons les images immémoriales, les demeures d’éternité, telles les tombes étrusques qui étaient l’envers mais aussi la duplication de la maison habitée, de notre maison de l’être qui fut infectée en entrée de jeu.  Nous pouvons ainsi croire à la transparence de notre fable même si notre ensemencement nous aura fait tomber dans une étrange folie : celle d’avouer la faute que nous n’avons pas commise mais dont nous sommes le fruit.

Alors pour sortir de notre tombe, nous embaumons notre propre corps même s’il doit être brûlé, même si à la fin il ne pourra subsister  qu’en poussière au mirage des ressemblances que nous aurons inventées. C’est pourquoi en une vie vivipare et ignorant même notre naissance, nous nous fabriquons une image creuse dans laquelle nous glissons notre dépouille : autour de cette image nous coulons du verre pour qu’apparaisse l’image en or à laquelle nous voulons ressembler. Mais nous devinons que la sensation la plus forte en nous est celle du retrait. Lui seul peut cacher notre secret, notre visage inconnu qui fait que nous n’aurons jamais accès à l’autre. Nous sommes ainsi l’icône replié sur lui même, nous ne restons que l’indice sans nom de qui nous impose son aura indélébile. Voilà ainsi comment se forge notre mutité : notre bouche effacée ne nous raconte jamais notre histoire tant elle est grevée d’une autre histoire qui impose la sensation d’un écho mourant mais qui ne finit pas de mourir tant la réalité de sa trace  ne cesse de convoquer notre regard, notre pensée, notre impensable.

C’est donc, d’où que nous venions, un désordre qui nous habite : la juxtaposition, la superposition  de motifs ou dans l’antre d’eux. Et lorsqu’on dira de nous – parce que nous sommes devenus âgés –  que nous tombons dans l’enfance, ce sera peut-être – à condition d’en avoir la force – le moyen de retrouver sans nostalgie ni crainte de l’avenir dans le miroir du passé  la scène qui nous enchâssa.  Cela nous permettrait enfin de poser le regard sur non ceux qui nous ont faits mais qui nous ont aimés. C’est d’ailleurs ce que nous apprend la  » folie utile  » d’Igitur : une perte impersonnelle commandait chacun de ses gestes. Mais la magie de son verbe sut donner au  » sujet  » absent son admirable absence.  Dégagé de ce lien, Igitur s’inventa pour s’habiter  loin de son hôte inférieur de lui, dont la lueur a heurté le doute. Privés de pères il  nous sera donné de nous connaître un jour : celui qui ne serait plus lié à la scène qui nous engendra.

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que nous n’avons pas commise mais dont nous sommes le fruit.

Alors pour sortir de notre tombe, nous embaumons notre propre corps même s’il doit être brûlé, même si à la fin il ne pourra subsister  qu’en poussière au mirage des ressemblances que nous aurons inventées. C’est pourquoi en une vie vivipare et ignorant même notre naissance, nous nous fabriquons une image creuse dans laquelle nous glissons notre dépouille : autour de cette image nous coulons du verre pour qu’apparaisse l’image en or à laquelle nous voulons ressembler. Mais nous devinons que la sensation la plus forte en nous est celle du retrait. Lui seul peut cacher notre secret, notre visage inconnu qui fait que nous n’aurons jamais accès à l’autre. Nous sommes ainsi l’icône replié sur lui même, nous ne restons que l’indice sans nom de qui nous impose son aura indélébile. Voilà ainsi comment se forge notre mutité : notre bouche effacée ne nous raconte jamais notre histoire tant elle est grevée d’une autre histoire qui impose la sensation d’un écho mourant mais qui ne finit pas de mourir tant la réalité de sa trace  ne cesse de convoquer notre regard, notre pensée, notre impensable.

C’est donc, d’où que nous venions, un désordre qui nous habite : la juxtaposition, la superposition  de motifs ou LE TRAIT DU DESIR

 » Serai-je avec qui j’aime ? O, ne pas qu’entrevoir !  » (René Char)

La ligne est en peinture comme dans la vie déjà le désir du sujet. Il faut la tenir, le faire aller mais sans retenir personne : juste l’angle de la rencontre où repart le désir montant vers l’inachèvement et reprenant les formes du corps.  Aller ainsi chaque fois à la rencontre face ç la mort. C’est en quoi la peinture la ligne toujours se perd fait de nous tout sauf ces pêcheurs chers à Lacan : elle ne répond de rien du sens, n’ordonne plus de s’agenouiller et de ne reconnaître qu’un seul maître. C’st une force qui va : ligne de force, courant qui ne peut décevoir car elle ne cherche pas son sens. Elle ne cherche pas à avoir raison : elle avance. Regardée, elle va de l’avant comme une femme sortant de l’eau. Son corps nu est tenu pour paysage. Il surgit et comme elle s’étend sur une plage blanche. Liaison. Changement de décor. Aller alors jusqu’à écrire entre l’ordre et le désordre. Mais l’ordre seul du  désir contre répétition et la presque mort tandis que dans le même temps le désordre de l’inassouvissement ouvre de nouvelles terres.

Ce qui se voit sur la toile est alors, en totalité de la main du peintre, voué à la femme qui est prise temporairement pour possession temporaire de la peinture. En ce sens l’une et l’autre montre la précarité et la certitude de l’infini. Le risque se glisse entre les images, au point de leur autogénèse. Sur la toile, lorsque la bouche est dessinée c’est seulement d’une ligne courbe et au dessous d’elle par un trait légèrement incurvé, avec dans l’espace ainsi formé une barre rouge, la plus neutre qui soit : moue, déplaisir, offrande, attente. Se rejoint à nouveau la ligne aussi continue qu’infinie, inatteignable par le sens. Peut-on aller jusqu’à une demi-courbe pour figurer une épaule ? Est-ce que du rose aiderait ce nom à prendre corps ? Rien ne sert de s’y attarder, tellement le corps paraît fragile, mais c’est là son apparence qui sauve. A partir d’elle tous les regards, toutes les pensées ont droit de cité.

Nous voici ramené vers elle (sans savoir qui au juste), parlant sa langue – cela s’est fait en douceur, sans l’avoir prévu. Des mots se dessinent sur le bout de la langue usé où le baiser du désir n’avait plus cours. Comment la reconnaître ? Car si nous nous partageons un même ciel, la terre c’est autre chose : le monde s’arrête là.   Même si tout compte fait c’est aussi une vue de l’esprit : à nous les bottes de sept lieues qui retentissent dans la mémoire pour nous rappeler qu’on a tord de souffrir, que la vie peut se rêver et que la terre est plate. Imaginer un pur espace, une imminence. N’est-ce que le repli du songe ? Ou est-ce ce que la vie déploie ?  On, voudrait être  » là « , ce là : la note bleue, celle qui comme une lame ouvre l’entrée du c¦ur dans certains airs de Billie Holydays.  » Songs for distingué lovers « . Peu importe si nos bêtes enfouies remontent le courant. Il n’y a rien à regretter. Seuls les imbéciles masturbent la nostalgie. La force de vie reprend le dessus. C’est l’éclair de l’être, il faut avancer aussi longtemps que la terre trop plate divise, poursuivre la lancée : il arrive parfois que de très loin le silence se rompt sur une ligne de fond

Il ne s’agit plus de manger les dindons que les veuves d’architectes élèvent sur leur balcon, essoufflées de leur cinquantaine et affrêtant des bateaux de cosmétique  pour l’oublier. Seul le peintre sait que  les pieds ocres des poêles ne transpirent pas , ils distillent leur venin  qui rend bien gélatineuses les pâles décoctions que trop de faux artistes assènent.  Derrière les murs de brique rouge  le peintre nous apprend  à parcourir des palais de bambous où l’on  croise des femmes de boulangers qui dissimulent sous des lècheries de pleines lunes le piquant de leurs rémoulades. Il quitte l’esprit de géométrie qui laisse croire qu’à tout problème (même pictural) il existe une réponse exacte.  Un  problème n’implique pas forcément de solution. C’est pourquoi il préfère nous apprendre à s’en tenir au confort de l’énoncé :  il pagaie toujours là où les problèmes prolongent un état de concubinage notoire avec des solutions douteuses. D’elles viennent, après tout, la vérité.

Montreur d’aurore du langage, slalomant entre les bâtons de l’écriture le peintre opte pour le tour du monde plutôt que celui de sa propre casserole afin de surprendre entrain de forniquer les tontons flingueurs et les marchands de mires, en habits de jardinier avec des filles au nom de colombines et aux mains furtives qui plient en quatre les noms de villes où elles tapinent. Même né en plat pays il garde dans la tête, des montagnes, proéminences auxquelles il n’hésite pas à flanquer des bandages herniaires afin qu’y nichent les oiseaux,  C’est là masquer la solitude foncière sous un velouté de couleurs à l’assaut des nénuphars cruels sous les sapins serrés. Pas n’importe lesquels : ceux qui contiennent les plus obscurs plains-chants des fontaines d’eau vive des torrents. Sur ses bords, des dimanches il accorde aux gouffres des flâneurs de l’exotisme. Qui sait ? Certains se croient au bord de l’Amazone, d’autres rêvent d’en chevaucher, avant que, le soir venu, ils voient pleurer les yeux de leur propre biche avant de glisser immobile sur leur lundi.

Et nous voici une fois de plus et presque malgré nous ramenés à un espace de la déposition s’agissant du corps en tant qu’objet de perte. Le secret vient une fois de plus affirmer son autorité.  Le secret au bord de la nudité du corps. Mais de quel corps s’agit-il  De qui est ce corps ? Voilà la question, la question dangereuse puisqu’il s’agit de la question de l’identité qui met en danger tout le problème de la généalogie.  Nous voici dans ce temps où notre moi pur veut se confondre avec celui des autres d’où il croit venir.  Nous voilà exposés par la ligne  à la réminiscence du vide sépulcral  mais aussi au désir. Mais le tombeau où l’on veut s’allonger est-il le bon ?  Nous sommes devant ses bijoux, ravis. Ou plutôt nous croyons l’être : mais qui  est présent à l’heure dite ?  Nos ombres passent et disparaissent. Tout secret est plus ancien que l’être et c’est pourquoi, comme les animaux, nous cherchons une cachette lorsque nous pressentons la mort. La mort réinvente ainsi le secret, le tombeau, la solitude. Et nous ne parvenons jamais à désencoigner cette crevasse de silence où tout, d’abord, est tombé en nous.

Notre mémoire ne cesse de se dédoubler pour approfondir son contenu, recouvre des possibles auxquels nous donnons le nom d’histoire : mais notre autobiographie qui oriente tout depuis son obscurité première n’est qu’un legs approximatif. Toute histoire est une fable, quelque chose de plutôt mal raconté, quelque chose qui tente de tenir debout, de tenir le coup. Notre histoire ne sera jamais rien d’autre qu’un écart. C’est cet écart qui fait de nous une fable et nous donne une figure tente de lever l’hypothèse non du qui je suis mais du si je suis. Pour l’accréditer, nous convoquons les images immémoriales, les demeures d’éternité, telles les tombes étrusques qui étaient l’envers mais aussi la duplication de la maison habitée, de notre maison de l’être qui fut infectée en entrée de jeu.  Nous pouvons ainsi croire à la transparence de notre fable même si notre ensemencement nous aura fait tomber dans une étrange folie : celle d’avouer la faute que nous n’avons pas commise mais dont nous sommes le fruit.

Alors pour sortir de notre tombe, nous embaumons notre propre corps même s’il doit être brûlé, même si à la fin il ne pourra subsister  qu’en poussière au mirage des ressemblances que nous aurons inventées. C’est pourquoi en une vie vivipare et ignorant même notre naissance, nous nous fabriquons une image creuse dans laquelle nous glissons notre dépouille : autour de cette image nous coulons du verre pour qu’apparaisse l’image en or à laquelle nous voulons ressembler. Mais nous devinons que la sensation la plus forte en nous est celle du retrait. Lui seul peut cacher notre secret, notre visage inconnu qui fait que nous n’aurons jamais accès à l’autre. Nous sommes ainsi l’icône replié sur lui même, nous ne restons que l’indice sans nom de qui nous impose son aura indélébile. Voilà ainsi comment se forge notre mutité : notre bouche effacée ne nous raconte jamais notre histoire tant elle est grevée d’une autre histoire qui impose la sensation d’un écho mourant mais qui ne finit pas de mourir tant la réalité de sa trace  ne cesse de convoquer notre regard, notre pensée, notre impensable.LE TRAIT DU DESIR

 » Serai-je avec qui j’aime ? O, ne pas qu’entrevoir !  » (René Char)

La ligne est en peinture comme dans la vie déjà le désir du sujet. Il faut la tenir, le faire aller mais sans retenir personne : juste l’angle de la rencontre où repart le désir montant vers l’inachèvement et reprenant les formes du corps.  Aller ainsi chaque fois à la rencontre face ç la mort. C’est en quoi la peinture la ligne toujours se perd fait de nous tout sauf ces pêcheurs chers à Lacan : elle ne répond de rien du sens, n’ordonne plus de s’agenouiller et de ne reconnaître qu’un seul maître. C’st une force qui va : ligne de force, courant qui ne peut décevoir car elle ne cherche pas son sens. Elle ne cherche pas à avoir raison : elle avance. Regardée, elle va de l’avant comme une femme sortant de l’eau. Son corps nu est tenu pour paysage. Il surgit et comme elle s’étend sur une plage blanche. Liaison. Changement de décor. Aller alors jusqu’à écrire entre l’ordre et le désordre. Mais l’ordre seul du  désir contre répétition et la presque mort tandis que dans le même temps le désordre de l’inassouvissement ouvre de nouvelles terres.

Ce qui se voit sur la toile est alors, en totalité de la main du peintre, voué à la femme qui est prise temporairement pour possession temporaire de la peinture. En ce sens l’une et l’autre montre la précarité et la certitude de l’infini. Le risque se glisse entre les images, au point de leur autogénèse. Sur la toile, lorsque la bouche est dessinée c’est seulement d’une ligne courbe et au dessous d’elle par un trait légèrement incurvé, avec dans l’espace ainsi formé une barre rouge, la plus neutre qui soit : moue, déplaisir, offrande, attente. Se rejoint à nouveau la ligne aussi continue qu’infinie, inatteignable par le sens. Peut-on aller jusqu’à une demi-courbe pour figurer une épaule ? Est-ce que du rose aiderait ce nom à prendre corps ? Rien ne sert de s’y attarder, tellement le corps paraît fragile, mais c’est là son apparence qui sauve. A partir d’elle tous les regards, toutes les pensées ont droit de cité.

Nous voici ramené vers elle (sans savoir qui au juste), parlant sa langue – cela s’est fait en douceur, sans l’avoir prévu. Des mots se dessinent sur le bout de la langue usé où le baiser du désir n’avait plus cours. Comment la reconnaître ? Car si nous nous partageons un même ciel, la terre c’est autre chose : le monde s’arrête là.   Même si tout compte fait c’est aussi une vue de l’esprit : à nous les bottes de sept lieues qui retentissent dans la mémoire pour nous rappeler qu’on a tord de souffrir, que la vie peut se rêver et que la terre est plate. Imaginer un pur espace, une imminence. N’est-ce que le repli du songe ? Ou est-ce ce que la vie déploie ?  On, voudrait être  » là « , ce là : la note bleue, celle qui comme une lame ouvre l’entrée du c¦ur dans certains airs de Billie Holydays.  » Songs for distingué lovers « . Peu importe si nos bêtes enfouies remontent le courant. Il n’y a rien à regretter. Seuls les imbéciles masturbent la nostalgie. La force de vie reprend le dessus. C’est l’éclair de l’être, il faut avancer aussi longtemps que la terre trop plate divise, poursuivre la lancée : il arrive parfois que de très loin le silence se rompt sur une ligne de fond

Il ne s’agit plus de manger les dindons que les veuves d’architectes élèvent sur leur balcon, essoufflées de leur cinquantaine et affrêtant des bateaux de cosmétique  pour l’oublier. Seul le peintre sait que  les pieds ocres des poêles ne transpirent pas , ils distillent leur venin  qui rend bien gélatineuses les pâles décoctions que trop de faux artistes assènent.  Derrière les murs de brique rouge  le peintre nous apprend  à parcourir des palais de bambous où l’on  croise des femmes de boulangers qui dissimulent sous des lècheries de pleines lunes le piquant de leurs rémoulades. Il quitte l’esprit de géométrie qui laisse croire qu’à tout problème (même pictural) il existe une réponse exacte.  Un  problème n’implique pas forcément de solution. C’est pourquoi il préfère nous apprendre à s’en tenir au confort de l’énoncé :  il pagaie toujours là où les problèmes prolongent un état de concubinage notoire avec des solutions douteuses. D’elles viennent, après tout, la vérité.

Montreur d’aurore du langage, slalomant entre les bâtons de l’écriture le peintre opte pour le tour du monde plutôt que celui de sa propre casserole afin de surprendre entrain de forniquer les tontons flingueurs et les marchands de mires, en habits de jardinier avec des filles au nom de colombines et aux mains furtives qui plient en quatre les noms de villes où elles tapinent. Même né en plat pays il garde dans la tête, des montagnes, proéminences auxquelles il n’hésite pas à flanquer des bandages herniaires afin qu’y nichent les oiseaux,  C’est là masquer la solitude foncière sous un velouté de couleurs à l’assaut des nénuphars cruels sous les sapins serrés. Pas n’importe lesquels : ceux qui contiennent les plus obscurs plains-chants des fontaines d’eau vive des torrents. Sur ses bords, des dimanches il accorde aux gouffres des flâneurs de l’exotisme. Qui sait ? Certains se croient au bord de l’Amazone, d’autres rêvent d’en chevaucher, avant que, le soir venu, ils voient pleurer les yeux de leur propre biche avant de glisser immobile sur leur lundi.

Et nous voici une fois de plus et presque malgré nous ramenés à un espace de la déposition s’agissant du corps en tant qu’objet de perte. Le secret vient une fois de plus affirmer son autorité.  Le secret au bord de la nudité du corps. Mais de quel corps s’agit-il  De qui est ce corps ? Voilà la question, la question dangereuse puisqu’il s’agit de la question de l’identité qui met en danger tout le problème de la généalogie.  Nous voici dans ce temps où notre moi pur veut se confondre avec celui des autres d’où il croit venir.  Nous voilà exposés par la ligne  à la réminiscence du vide sépulcral  mais aussi au désir. Mais le tombeau où l’on veut s’allonger est-il le bon ?  Nous sommes devant ses bijoux, ravis. Ou plutôt nous croyons l’être : mais qui  est présent à l’heure dite ?  Nos ombres passent et disparaissent. Tout secret est plus ancien que l’être et c’est pourquoi, comme les animaux, nous cherchons une cachette lorsque nous pressentons la mort. La mort réinvente ainsi le secret, le tombeau, la solitude. Et nous ne parvenons jamais à désencoigner cette crevasse de silence où tout, d’abord, est tombé en nous.

Notre mémoire ne cesse de se dédoubler pour approfondir son contenu, recouvre des possibles auxquels nous donnons le nom d’histoire : mais notre autobiographie qui oriente tout depuis son obscurité première n’est qu’un legs approximatif. Toute histoire est une fable, quelque chose de plutôt mal raconté, quelque chose qui tente de tenir debout, de tenir le coup. Notre histoire ne sera jamais rien d’autre qu’un écart. C’est cet écart qui fait de nous une fable et nous donne une figure tente de lever l’hypothèse non du qui je suis mais du si je suis. Pour l’accréditer, nous convoquons les images immémoriales, les demeures d’éternité, telles les tombes étrusques qui étaient l’envers mais aussi la duplication de la maison habitée, de notre maison de l’être qui fut infectée en entrée de jeu.  Nous pouvons ainsi croire à la transparence de notre fable même si notre ensemencement nous aura fait tomber dans une étrange folie : celle d’avouer la faute que nous n’avons pas commise mais dont nous sommes le fruit.

Alors pour sortir de notre tombe, nous embaumons notre propre corps même s’il doit être brûlé, même si à la fin il ne pourra subsister  qu’en poussière au mirage des ressemblances que nous aurons inventées. C’est pourquoi en une vie vivipare et ignorant même notre naissance, nous nous fabriquons une image creuse dans laquelle nous glissons notre dépouille : autour de cette image nous coulons du verre pour qu’apparaisse l’image en or à laquelle nous voulons ressembler. Mais nous devinons que la sensation la plus forte en nous est celle du retrait. Lui seul peut cacher notre secret, notre visage inconnu qui fait que nous n’aurons jamais accès à l’autre. Nous sommes ainsi l’icône replié sur lui même, nous ne restons que l’indice sans nom de qui nous impose son aura indélébile. Voilà ainsi comment se forge notre mutité : notre bouche effacée ne nous raconte jamais notre histoire tant elle est grevée d’une autre histoire qui impose la sensation d’un écho mourant mais qui ne finit pas de mourir tant la réalité de sa trace  ne cesse de convoquer notre regard, notre pensée, notre impensable.

C’est donc, d’où que nous venions, un désordre qui nous habite : la juxtaposition, la superposition  de motifs ou dans l’antre d’eux. Et lorsqu’on dira de nous – parce que nous sommes devenus âgés –  que nous tombons dans l’enfance, ce sera peut-être – à condition d’en avoir la force – le moyen de retrouver sans nostalgie ni crainte de l’avenir dans le miroir du passé  la scène qui nous enchâssa.  Cela nous permettrait enfin de poser le regard sur non ceux qui nous ont faits mais qui nous ont aimés. C’est d’ailleurs ce que nous apprend la  » folie utile  » d’Igitur : une perte impersonnelle commandait chacun de ses gestes. Mais la magie de son verbe sut donner au  » sujet  » absent son admirable absence.  Dégagé de ce lien, Igitur s’inventa pour s’habiter  loin de son hôte inférieur de lui, dont la lueur a heurté le doute. Privés de pères il  nous sera donné de nous connaître un jour : celui qui ne serait plus lié à la scène qui nous engendra.

C’est donc, d’où que nous venions, un désordre qui nous habite : la juxtaposition, la superposition  de motifs ou dans l’antre d’eux. Et lorsqu’on dira de nous – parce que nous sommes devenus âgés –  que nous tombons dans l’enfance, ce sera peut-être – à condition d’en avoir la force – le moyen de retrouver sans nostalgie ni crainte de l’avenir dans le miroir du passé  la scène qui nous enchâssa.  Cela nous permettrait enfin de poser le regard sur non ceux qui nous ont faits mais qui nous ont aimés. C’est d’ailleurs ce que nous apprend la  » folie utile  » d’Igitur : une perte impersonnelle commandait chacun de ses gestes. Mais la magie de son verbe sut donner au  » sujet  » absent son admirable absence.  Dégagé de ce lien, Igitur s’inventa pour s’habiter  loin de son hôte inférieur de lui, dont la lueur a heurté le doute. Privés de pères il  nous sera donné de nous connaître un jour : celui qui ne serait plus lié à la scène qui nous engendra.

dans l’antre d’eux. Et lorsqu’on dira de nous – parce que nous sommes devenus âgés –  que nous tombons dans l’enfance, ce sera peut-être – à condition d’en avoir la force – le moyen de retrouver sans nostalgie ni crainte de l’avenir dans le miroir du passé  la scène qui nous enchâssa.  Cela nous permettrait enfin de poser le regard sur non ceux qui nous ont faits mais qui nous ont aimés. C’est d’ailleurs ce que nous apprend la  » folie utile  » d’Igitur : une perte impersonnelle commandait chacun de ses gestes. Mais la magie de son verbe sut donner au  » sujet  » absent son admirable absence.  Dégagé de ce lien, Igitur s’inventa pour s’habiter  loin de son hôte inférieur de lui, dont la lueur a heurté le doute. Privés de pères il  nous sera donné de nous connaître un jour : celui qui ne serait plus lié à la scène qui nous engendra.


Un texte de Jean-Paul Gavard-Perret

Georges Badin : la peinture est une femme

Un texte de Jean-Paul Gavard-Perret

Boris Vian l’avait compris : on peut tout mettre dans la peinture, tout sauf évidemment le nécessaire. Pas de problèmes pour « des cancrelats et des savates, des oeufs durs à la tomate et des objets compromettants ». Cela reste même possible pour les figures du temps. Mais pour celui de la femme, ce n’est plus la même histoire puisque la peinture elle-même est une femme : vouloir la « coller dessus » ne serait que redondance. Et une fois que la photographie eut remplacé la peinture dans l’art du portrait, seuls les « imbéciles s’y risquèrent encore » (Boltanski), sinon – et comme Picasso ou Dali pour prendre des modèles célébrissimes – afin d’en faire jaillir l’animal, l’âme ou les deux à la fois : l’âminal. En dehors de cette posture, plus question de re-présenter les femmes sous peine de tautologie préjudiciable et d’une imposture grave.

Georges Badin l’a bien compris. Dans son oeuvre la femme ne se montre jamais telle quelle car ce serait non la distinguer mais la faire plonger (et nous avec). C’est pourquoi au sein de son « abstraction », la peinture devient carte, plan, système de référencement dont le principe est le mouvement (lignes et couleurs) qui engage la recherche de la femme « perdue » (à tous les sens du tezrme ? ) loin des lois du simple reflet. Le peintre crée ainsi un double jeu par une exhibition particulière qui ne tue pas leur secret tout en le  laissant « espérer » à coup de biffures violentes ou ce qui en tient lieu.

Jouant avec ses supports Badin crée ses indices d’ »évidences », ses cassures en réaction profonde aux dynamiques du réel auxquelles l’artiste procure ses propres contrecoups. Ainsi le mode de réalité de la femme devient douteux, sa « forme » dépasse les dualités, les oppositions pour plus d’ambiguïté et de complexité. D’où cette insatisfaction par la beauté étrange qui surgit des oeuvres : celle d’un « mal vu’ qui parle le silence, celle du trouble de l’image qui se retourne contre elle-même.

Pour Badin, la femme comme la peinture ne possède pas de réalité. Subsiste non l’amorphie mais le chaos de couleurs et de formes. Ce « chaomorphisme » n’implique plus un envers et un endroit, un bien et un mal, un blanc et un noir. Surgit à l’inverse l’attente d’un monde qui s’esquisse et qui se rassemblera. L’énergie des traces est là : ronds, croix, taches, lignes, pans demeurés « vides » de substance créent des espaces limites, conducteurs et formateurs d’un autre niveau de conscience par la tension sensorielle qu’une telle peinture provoque.

Le créateur nous fait pénétrer dans un espace non sécurisé mais dont l’urgence est nécessaire là où se saisit par l’étalement de la peinture celui du temps. Au sein de l’allongement et dans le mixage, le pétrissage et le métissage, il faut alors envisager l’absence de vue comme une errance nécessaire. Ce qui est montré n’est donc plus ce qu’on voit souvent à travers les images : la trahison par le mensonge de l’exhibition de seuls temps forts. A l’inverse Badin nous fait ressentir le manque dont la femme est à la fois le centre et le « temps mort » – mais bien vivant. Elle insiste comme la peinture pèse sur ce seul temps en devenant une immense cérémonie dionysiaque d’expulsion des images d’où émerge un imposssible du temps et du visible.

L’image devient ce qu’en disait Deleuze « Louve, mieux : femme » afin que l’homme ( le mâle) retrouve sa signification pleine par le « vide » apparent. En cela Badin s’oppose à Quignard et sa « nuit sexuelle ». Et ce pour une raison simple et évoquée plus haut? Contrairement aux peintres choisis par Quignard pour sa démonstration, l’artiste a renoncé à tout effet de représentation, bref à l’événement. Il est passé à un stade supérieur : celui de la re-présentation, de l’avènementiel. Ses toiles portent des charges affectives refoulées où le violent désir de vivre n’est pas réprimé mais se heurte à une sorte de manque. C’est pourquoi il faut voir les toiles du peintre par séries : chaque pièce reprend celle qui la précède afin moins de la « détruire » que de la pousser plus loin. Et c’est pourquoi Badin tenant ses toiles comme des morceaux de viande ne sait as toujours celles qui résistent au temps, celles qu’il peut « embrasser » et non seulement du regard.

Il ne convient pas de passer à côté d’une oeuvre qui est à la fois une sorte de métaphore du manque et de fulguration. Badin pratique peut-être le seul geste essentiel au moment où de artout (et de nulle part) le monde nous submerge d’images, un geste d’éclatement plus émotionnel que lyrique (la différence est d’importance) afin que l’image « parle » dans la violence de sa recherche qui exclut toute tentative d’intégration des apparences. Certes, en  chaque toile il n’existe pas de salut : rien qu’un acte de mise en tension au moment où la peinture se défait de ses captures faciles qui ne renvoient que les reflets que l’on connaît, qu’on attend, mais c’est là l’important.

Le spectateur à la fois isolé maios fasciné au sein d’une image qui le prend dans une focalistion pousse son regard là où il n’a pas l’habitude de le porter. Un indicible, un inavouable surgissent, sans jugement. Il n’y a plus d’individualisation mais seulement une évocation d’intégration à ce qui naît sous nos yeux et qui se fait femme. Le réel prend une figure fantastique par un imaginaire qui fonce dans la lumière complexe par l’épaisseur de matière et la manière dont elle est posée en gestes violents sur le support.

On ne saura rien d’elle, on ne saura rien de la femme tant elle apparaît comme dépourvue de sens – même si l’on sent qu’elle agit sur le moteur du monde dans la rhétorique élaborée par le peintre. Mais plus que magie ou mystère surgit le réel poussé à bout. Pas le surnaturel mais la signifiance essentielle que seule la peinture-femme peut ouvrir là où, à l’opposé d’un happening – c’est à dire d’une activité dépourvue de signification et de raison d’être – la rapidité d’exécution totalement maîtrisée se charge de significations qui nous échappent encore – comme elles échappent à Badin lui-même. Contre ce qui nous dévore et qui n’a plus que le nom de femme il y a ce flux d’angoisse et de joie loin de toute pitié ou compassion. A partir de là l’angoisse elle-même est mise sous tension, pour une autre mémoire, une autre mémoire du manque comme si l’artiste voulait – en dehors du malaise engendré par une telle vision – faire ressentir une conscience différente du monde. Dans ce contexte, le déploiement des images, leur flux indiquent l’affirmation formelle d’une excitation particulière qui tient au corps de la peinture comme à celui de la femme.

Cette affirmation formelle exige un degré supérieur d’abstraction esthétique. Le travail de Badin n’est cependant jamais formaliste. Il implique un degré important de concrétion et de concaténation provocatrices afin de faire parler ce qui ne parle plus, ce qui nous reste aveugle dans l’habituel de notre quotidien en couple. Certes, au sein même de sa copulation, la peinture reste une énigme sans solution. L’identificateur, l’actant y joue la comédie sans la comédie. Il procure et avoue une falsification donnée pour telle là où la peinture provoque un superbe dévoilement, une injonction particulière du temps qui prend dans la toile-vierge-femme une forme de vertige. Face à l’insignifiance du contingenciel (une histoire ou une autre) Badin crée une triple ambiguîté : épistémologique (impossible de déterminer le circonstanciel « vrai »), pragmatique (c’est l’essentiel et non le circonstanciel qui est réel), ontologique (le circonstanciel est sans importance quand la réalité devient la femme). S’abstenant de toute pensée discursive, le peintre pense par images, images mentales chargées des couleurs et des mouvements d’un inconscient qui émerge et devient la projection d’un moi, mais d’un moi dépossédé dont on ne saura rien.

En ce sens, l’image ne montre plus ou plutôt elle ne sert pas de refuge. Elle refuse d’identifier mais appelle à la procréation (l’inverse de la reproduction) dans le temps et la durée. Cette image devient déjà archétypale et c’est en ce sens qu’elle est femme : totalité d’un monde absolu, sans extérieur, un monde sans profondeur de champ mais infini. Il n’y a plus besoin de décor. Il n’y a plus d ‘entrées ou de sorties. Tout est comme emmuré vivant. Jusqu’au presque noir d’un trait qui prolonge parfois le temps à l’infini dans un non-lieu. Ainsi l’image ne semble plus figurer sinon un univers qui n’a plus de nom et dans lequel elle perd son caractère de reflet. La solennité tient d’ailleurs un très grand rôle dans ce dispositif où le mouvement corporel qui engendre la trace semble l’objet d’un culte. Cette action-peinture, par la violence qu’elle affiche dans certaines toiles,  présentedes rites qui expriment la vénération pour l’acte accompli ou ce qu’il symbolise : à savoir le mouvement qui déplace les lignes.

Dans une sorte d’enfermement quasi schizophrénique, ce qui compte pour Badin est que la toile-vierge-mère-vénérée surgisse, en des suites d’évolution, la femme qui entraîne le mouvement même de peindre. Des conglomérats la peinture par tous ses bouts se détache du néos, elle engage au désordre féminin, privant le peintre lui-même de ses re-pères.  En ce sens chaque toile nous libère  comme elle libère l’intellect du peintre qui ne sait plus quoi penser. Chaque « pièce » en épousant le temps de sa création, en épousant la femme, déploie une rythmique étrange, sensorielle de copulation. Badin croit parvenir à une fin. Mais la fin n’est jamais épuisée. Une fois pour toutes, quelque chose suit son cours qui ne peut s’arrêter. Pas de nouveau départ mais ce continuum. De jamais. De toujours. L’immersion du peintre dans celui de la femme. Le « spectacle » ne bouge presque plus, n’a plus besoin de bouger : mouvements, actions, développements sont dépourvus de vecteurs, de but, de conduite. Ne demeure que la présomption d’un monde qui transcenderait tout cela. Nous touchons alors à l’image où tout recommence au nom de Celle qui ouvre sans cesse l’image la plus sourde, celle qui indique qu’il n’y a jamais de chemins conquis et qui nous reconduit toujours à l’Origo.

Georges Badin ou les éclairs de l’être : regard, espace, instant

Un texte de Jean-Paul Gavard-Perret

Proposition 1.
Surgissant, venant de loin un espace de pulsion de sources de lumières : contraste entre les lignes et les plages de couleurs vives afin qu’émane le mouvant qui sous-tend le rayonnement des oeuvres. Elles semblent exister comme à l’avant d’elles-mêmes, à partir de leur « pointe » qui est leur foyer. Elles sont dans leur vitesse d’exécution et leur dynamisme avant tout un moment nucléaire en suspension dans le milieu qu’elles suscitent. Par exemple, dans un assemblage de taches jaune vif et rouge profond, le foyer est constitué par une unité transitive dans les quatre parties d’une sorte de carré que constitue la surface : celle des changements de saturation des couleurs renforcées par les traits (souvent noirs) violents. Ils sont comme en suspens dans l’espace soumis à des tensions. L’unité de chaque oeuvre est celle d’un flux ordonné par l’énergie d’un noyau que son extension ne dissipe pas. Demeure le foyer des effusions de sa propre lumière. Les formes sont en suspens mais elles sont extatiques en leurs masses colorées et leurs zébrures. Le tableau n’a pas son origine en lui-même, mais dans l’invisible dont il fait son visible. Et c’est également là qu’est son isssue.

Proposition 2.
Dans chaque tableau de Badin, l’espace implique un rythme. Nous faisons ainsi l’expérience d’une forme de spatialité particulière : ciel et terre, qu’importe. La peinture se situe ainsi : ciel-terre, conjonction intime de la lumière. Si ciel il y a, il est abîmé dans une flaque de couleurs. Eclaircie déchirante de la réalité. Expérience première et dernière de l’espace.

Proposition 3.
Il y a chaque fois l’esquisse et la totalité. Souvent les toiles sont divisées en diverses parties. En bas le peintre pourrait écrire : ici, ciel. Boue de ciel retenue par les chaussures qu’on voit sur la photographie : le peintre caché derrière sa toile, la tient, seules les souliers dépassent. Juste en dessus, le vol monte. Des coulées de peinture le ciel descendu remonte, accroché à quelques verticales.

Proposition 4.
Rumination de l’excès de peinture par quoi Badin lui-même devient thème de sa peinture afin de situer le là ou l’ici de l’ouverture au monde. Chacun communique avec l’autre, à travers lui dans une seule prise, en un seul regard. En bas, le ciel abîmé dans une flaque (voir plus haut) en la luisance de la boue-peinture que retient la chaussure et dont chaque « pas » multiplie les éclats. Ce sont des éclats que le vol monte. Un homme (le peintre) est là : même pieds sur terre, il est entre ciel et ciel en un cycle où le monde en cet achèvement provisoire révèle son être. C’est à travers Badin que le monde se traverse et se transforme en lui plus avant.

Proposition 5.
Comme dans la peinture chinoise le jeu entre le ciel et la terre et le ciel se joue à trois : le peintre est toujours présent. De l’abîme tout part pour l’existence. Dès lors la peinture de Badin n’est ni capitalisation ni reliquaire du souvenir. Pas même récompense d’une attente. Il n’y a pas de « chemin de la création » : tout autre est son départ. La toile ne se « mesure » pas à sa fin mais à son origine, dans l’éclair de l’instant, en l’ouvrant à la lumière. La couleur devient un trouble de la lumière. Elle doit sa présence à sa texture : empâtements, transparences, émergences ponctuelles par pans ou flèches. Des unes aux autres varient les tensions, les traversées. Tout cela s’articule de manière rythmique. Invention instantanée d’un jaune plus jaune que lui, par exemple, dans un espace qui n’existerait que par lui.

Proposition 6.
L’aigu du tableau fulgure sur le temps de la naissance du tableau. Aucun n’est projet ou attente. L’événement n’est que celui de l’instant qui l’apporte.

Proposition 7.
Ce que peut l’acuité de la peinture se montre dans l’action réciproque entre les pans de couleurs et les lignes. Parfois les lignes comme des cassures attirent entre elles les pans de couleurs et forment avec eux les tenseurs de l’espace pictural. Il s’entretient de leur attraction et de leur répulsion mutuelles.

Proposition 8.
Chez Badin la présence d’une couleur ne se réduit pas à sa propre intensité. Sans doute le rayonnement d’un jaune ou la profondeur émergente d’un rouge nous fascinent et captivent l’imaginaire qu’ils embrayent. Mais tout cela se compose non pas selon l’espace mais selon le temps d’exécution. Un tableau de Badin n’est donc pas une unité harmonique : celle-ci émerge à travers des ruptures, des moments « critiques » dont le franchissement la fait ce qu’elle est. L’ordre des couleurs est l’ordre de l’oeuvre dont la profondeur possède la profondeur du temps : temps de l’oeuvre dans son ensemble, temps de l’exécution de chacune des pièces. Jour après jour la peinture lève. Elle devient le dépôt agissant et en ébullition comme si le peintre détruisait chaque tableau par le suivant mais sans abolir le précédent. D’où cette ouverture dans laquelle le peintre se trouve face à ses grands ou petits formats. Noyé par eux. Mais émergeant. Sans pouvoir choisir, au sein de cet enfouissement, lesquels de ces tableaux – qui dans la fièvre remontent au jour et où le présent affleure de profondeurs qui dans cet instant lui « reviennent » – doivent être retenus et « sauvés ».

Proposition 9.
De telles oeuvres ne sont donc pas la récollection du souvenir. Si le peintre ramène au jour l’enfoui, c’est à son propre jour. Il laisse être l’instant. Agir ainsi, ce n’est pas laisser faire le temps. L’accumulation reste ce qui doit se faire loin de toute esthétique des matières (et – mais c’est une évidence – d’une quelconque illustration d’une idéologie ou croyance). A son matériau, il demande le ciel et la terre, à savoir le débordement et la surprise à être. Il réclame à sa peinture (donc à lui-même) la profondeur et l’éclair dans une ivresse qui n’est due à aucun adjuvant mais à la peinture elle-même. Tout est glissement et remontée en une sorte de « change » au sein d’un rythme violent (violence des couleurs, des formes, de l’exécution) qui est l’unique accès à l’espace de l’oeuvre.

Proposition 10.
Dans le monde de la couleur de Badin l’espace vide est plein de lumière. Discontinues, rapides, les plages colorées de ses tableaux sont séparées par des « blancs » : étendues lacunaires au sens originel du terme – celui de lac. Loin d’interrompre la lumière, elles sont l’affleurement non voilé, sonnant au plus aigu de la surface. Celles-ci n’est ni contenant, ni contenu des formes qui s’y produisent. Elle est la source, elle est le là de notre ouverture : nous y sommes, dans l’ouvert.

Proposition 11.
Il y a des oeuvres qui laissent au spectateur un espace et un temps libres pour y tracer ses propres voies qui deviennent les leurs. Il y a celles – beaucoup plus rares et les recherches de Badin en font partie – dont la présence nous requiert avant que nous n’ayons eu connaissance en elles d’aucun amer. L’espace du tableau devient alors un regard externe qui en nous faisant « visible » nous rend voyant. C’est l’essence même du travail de l’artiste. Ses tableaux nous révèlent en mettant en action notre capacité de devenir le là. C’est la plus essentielle des capacités car elle définit le tableau et l’existence comme tels.

Proposition 12.
Grandes fuites de taches et de traits. Laps violents qui apparaissent et disparaissent dans le souvenir du geste qui les a étalées et créées en un espace où différents degrés de lumière glissent et jouent par effet de dynamiques et de tensions. Il y a ce passage par où le regard du spectateur passe. D’où sa question : suis-je où je vois là où quelque chose passe ? Vois-je où je suis conscient de mon propre passage ? La réponse pourrait être celle-là : la peinture. L’homme absent. Mais l’homme tout entier dans la peinture.

Proposition 13.
Ce qui ouvre le spectateur à l’espace de la peinture, c’est ce que provoque celle-ci : le pas ou le saut suspendus à son avenir toujours en essor et non pas l’inertie de ses empreintes.

Proposition 14.
La fugacité, la précarité du passage de l’homme forment le regard de Badin et ravivent chez lui un désir très ancien : capter sans arrêter l’image (l’inverse d’un arrêt sur image). Voir est alors une activité en devenir parce que le tableau lui-même est une activité comparable. Ressaisir sous le frémissement du passage l’avènement d’une rencontre dans le lieu où la genèse de la forme devient indissociable de celle de son espace. L’espace d’une peinture de Badin est donc toujours en formation : lieu mouvant, esquisse fuyante mais irrécusable d’une rencontre.

Proposition 15.
Ce qui est enfoui est « sorti », rougissant, jaunissant, sauvé, épuré vers une possible cllarté. C’est là l’effort journalier du peintre, son travail coutumier. Etre ainsi au monde, s’y tenir dans une quête déterminée de son fond, loin de toute espèce d’effets – Badin les récuse. L’existence prend alors un nouveau visage ou plutôt de nouvelles figures. Le fond des peintures de l’artiste n’est plus un support. Il n’est pas non plus le sous-jacent à rien des texturologies à la Dubuffet. Chez Badin, la forme émerge du fond pour aboutir à la peinture : la peinture à soi, en soi. C’est ainsi qu’elle ne cesse de se (re)lever sans repos.
Jean-Paul Gavard-Perret

La fin de l’errance, Pour G. Badin

Un texte de Jean-Paul Gavard-Perret

Lorsque le soleil luit dans le ciel comme un tigre moucheté de rubis de sang, Apollon est à la fois le dieu du jugement et celui du rêve.
Celui-ci casse les murs, se nourrit de la vie et suscite des lumières : lumières de toutes choses et du monde, lumière de nous-mêmes rendues visibles par le pourpre de la ceinture qui devient ode.
Elle illumine le havre d’Egine dont les lumières cillent au clair de lune mystique.
Badin montre comment quitter les rives du jugement afin d’atteindre l’île d’une ivresse qu’aucun tsunami ne pourra recouvrir.
Le rêve n’est donc pas pour lui le parent pauvre du soleil mais, féminisé, il devient la maîtresse du mouvement vital.
Le rêve est la peinture elle-même devenant femme.
Les deux rebondissent sur la pensée qui lui échappe.
Il en va donc pour chaque tableau de la fin d’une errance sans cesse différée.
C’est un rite de passage, un rituel d’adoration, un chant écarlate :
Il déplace les lignes des lieux habités mais il les dévaste aussi.
Car Badin n’a que mépris pour tous les chiens qui rampent, gardiens de l’insomnie, – même s’il est lui-même un rêveur insomniaque.
C’est pourquoi chez lui et dans la violence de ses oeuvres, il n’existe pas de place pour la cruauté.
Ne surgit qu’un état permanent d’ivresse dionysiaque en ce pouvoir de la peinture à réorganiser l’ordre du fini dans l’infini.
A sa manière le peintre est un anarchiste au sens le plus profond du terme.
Sa vitalité demeure le rapport du corps aux forces qui s’en emparent comme la femme conquiert le corps de la lune.
Un tel corps échappe au jugement de dieu car il devient dieu païen lui-même.
Cela n’est pas sans rappeler le projet de Nietzsche : définir le corps en devenir et en intensité comme pouvoir d’affecter et d’être affecté.
Toutes les oeuvres de Badin ne sont donc pas des combats contre la mort mais des odes à l’amour.
En cette propension, la peinture, en son flot, s’enrichit d’une puissance quasi instinctive ou pulsionnelle qui constitue son devenir.
D’autant que Badin ne redoute jamais de devenir la proie de celles qui comme l’antique épouse d’Eaque sont des « maîtresses de vérité ».
C’est pourquoi le peintre peut épouser la Grèce, mais une Grèce particulière : pas celle des combats mais celle de l’amour sous sa forme la plus douce qui vient paradoxalement à bout de toutes les volontés de néant.
Car la volonté de puissance prend chez l’artiste un tour particulier : elle ne se veut plus un maximum de pouvoir de domination – ce ne serait là que le plus bas degré d’une telle volonté.
C’est pourquoi chez lui la femme devient ce que Lawrence appelait un « symbole » : à savoir un composé intensif qui s’étend et nous fait tournoyer jusqu’à capter dans toutes les directions un maximum de forces possibles.
Contempler les oeuvres de Badin, c’est donc multiplier et enrichir nos forces face au théâtre de la peste par une autre scène : celle d’un amphithéâtre où les femmes en finissent avec le jugement des dieux.
Renonçant à tout jugement, le peintre appréhende jusque dans l’Histoire ce qu’il y a de nouveau dans l’existence.
Un tel mode de peindre inscrit la fin de l’errance dans l’errance même.
Il suffit de se laisser conduire sur le chemin de l’amour qui nous délivre de ce qui nous tue.
Alors pour finir on peut appeler Spinoza à la rescousse lorsqu’il affirme : « Mon âme et mon corps ne font qu’un, ce qu’aime mon âme, je l’aime aussi. »
Puisse le peintre ne faire « que » lister ses amours séculières ou passagères, ses amours de rêve plus fortes que la médiocre réalité – à laquelle trop de peintres se confinent – qui nous condamne.
Plus besoin alors d’imaginer Sysiphe heureux : il l’est, quittant ses pierres pour d’autres travaux où s’enchaîner.

Jean-Paul Gavard-Perret

Lucidité de la peinture

Pour et par Georges Badin, un texte de Jean-Paul Gavard-Perret

La couleur calfeutre l’aube d’un temps disparu
Perdue en ses plages : comme des sceaux chinois
Et les ressacs d’une enfance trop tôt disparue
Qui scellent à la cantonade de très anciennes mélodies
Pour les sourds les aveugles et les muets

Georges Badin hésite encore : vers quoi les arbres trop bleus
Murmurent l’inanité des choses ?
Mais le peindre fend l’air, l’air de rien, comme cela,
Sans une boutique à l’horizon des yeux.

Des comptines résonnent encore dans les greniers
Désaffectés, par le privilège la couleur
Il ne  s’avoue jamais vaincu
Vaincu de quoi d’ailleurs  ? Et pourquoi ?
Le réel possède encore un sens lorsque la peinture rappelle
Ce que l’être veut détruire.
Dans sa fureur anti-créationnelle
Même son  » ê  » majuscule a disparu !

Georges Badin continue.
Simplement il sait , il ne dit pas je crois non
Il sait – serein – dans des toiles qui parfois disent
l’Espagne malade de Lorca,
l’Espagne trouée si belle des vieilles passionarias
sanglantes et radieuses.

Il lui reste tant de choses à monter :  un grand rien
Entre deux lignes :  un opéra d’espaces cachés
Entre deux clins d’yeux les couleurs qui s’aiment
Et ne se le disent pas.
C’est ainsi qu’il réorchestre le monde.
Des espaces s’imbriquent avec des temps
De grandes demeures silencieuses,
De la nuit lumière,
Qui élargissent les flaques pas même nostalgiques
Car le secret est proche et c’est presque l’Eternité :
Alchimie des douleurs se défaisant elles-mêmes, alchimie.

De petites marelles d’enfant s’organisent autour
Du point central : celui qui dit, qui psalmodie,
Qui exulte sa musique intérieure/extérieure.
On devient alors le témoin de cette substance
Indicible d’Etre Cela, la peinture, oui la peinture.

C’est le miracle de la non-attente, une Grâce
Alors la question du sens… vous pensez…
Il faut contempler cette désespérance
D’enfant très grand dans son silence imagé.
Il faut aimer cette recherche de chat attentif aux courses  de la nuit
Dans des sentiers qui ne mènent nulle part
Hors la chaleur absolue de l’affect.
Il faut se laisser emporter par l’oiseau que le peintre tient au bout
De ses pinceaux semblanbles aux touches du clavier des sens.

Soudain le soir décline. Sa chapelle de reine et les maraudeurs
S’y cassent reins et dents, on voit toutes sortes de choses
D’étranges fréquences de couleurs qu’on n’imaginait pas
On s’y blesse, on s’y ressource, on s’y abandonne

On s’y replie parfois, parfois on s’y déplie,
On éclate de rire,
The last laugh,
Le dernier éclat de rire, celui où tout bascule dans le plat de la toile
Parce qu’   » au fond  » sa construction est si fragile.
Elle  rappelle les châteaux de sable qu’on n’a
Jamais su construire, enfant…
Georges Badin, lui, savait en faire de très beaux
Autrefois, bien avant la guerre de 39-45
Sur les grandes plages désertes.
On était encore petit n’est-ce-pas ?

En somme dire cela que le rire est terrible
Pour qui ne le comprend pas. Terrible, oui.
Mais…
Villages
Villes
A l’horizontale
Sous les pluies d’équinoxe
En attendant la neige
qui viendra
C’est sûr.
Il faut bien fertiliser les sols.
Finir les calvaires et caresser les chats.
Savoir que la peinture demeure la blessure la plus rapprochée du soleil.


Jean-Paul Gavard-Perret