Un texte d’Emmanuel Merle
La tyrannie est partout. Elle est dans la peinture comme ailleurs. Cette tyrannie est presque vieille comme le monde: elle consiste à asséner imperturbablement qu’un tableau doit représenter, c’est-à-dire recopier. Si la copie est convaincante, si on reconnaît ce qu’on est censé, tous, avoir déjà vu, alors c’est bon, c’est de l’art, du vrai. Je sais bien que cette manière étroite d’envisager la peinture est monnaie courante, et que sa dénonciation même est usée jusqu’à la corde. La vieille mimésis a de beaux jours devant elle. Le plus fort est que je n’ai vraiment rien contre elle, j’adore bon nombre de tableaux figuratifs: en fait il faudrait être soi-même tyrannique pour nier leur beauté, et surtout leur sincère lucidité.
Mais Georges Badin ne fait plus de peinture figurative, au sens étroit du terme. Qu’il ne représente rien est une autre question…J’estime au contraire qu’il s’agit d’une pleine représentation.
Combien de temps faut-il pour faire un tableau? Y a-t-il une limite en deçà de laquelle on va décider que la quantité d’heures n’est pas suffisante pour que ce soit une œuvre sérieuse? Aussi bien combien de temps faut-il pour écrire un poème? 10 minutes, 10 jours, 10 ans? J’ai 55 ans, et j’affirme que mon dernier poème m’a pris exactement 55 ans pour que j’en sois à peu près satisfait, c’est-à-dire pour que je n’aie pas l’impression de le trahir. Le moment du geste, en peinture, est la partie immergée de l’iceberg, c’est l’aboutissement d’une pratique longue et intense.
Georges Badin pratique la couleur. Longuement, intensément. Une couleur d’une luminosité comme on en voit peu. La couleur de Georges Badin, on ne promène pas son regard dessus, en fait on pourrait presque disparaître dans son éclat.
Cette plongée immédiate dans la couleur primitive, c’est la première évidence de l’art de Georges Badin.
Mais il est d’autres contrées dans cette peinture. Plus cachées cette fois. Oui, il y a une selva oscura dans cette luxuriance colorée…Je ne peux pas croire un seul instant que le peintre se satisfasse du portrait optimiste et naïf qu’on peut faire de lui. D’ailleurs prenons garde! Optimisme et naïveté sont également intrinsèques à cette peinture, c’est une partie évidente de sa gloire… Mais comment peut-on penser que le chemin pour y parvenir soit d’une lumineuse facilité? Non, le chemin vers le simple est au contraire particulièrement ardu. Il est même douloureux.
Que sont ces croix qui segmentent avec régularité tout ou partie des tableaux de Georges Badin? Que signifient-elles? Comment les incorpore-t-on dans l’émotion ressentie face à la couleur qu’elles viennent en quelque sorte barrer, aussi colorées soient-elles elles-mêmes? Je ressens pour ma part comme un paradoxe lorsque je les vois: barrent-elles mon regard? L’aident-elles au contraire à délimiter, à baliser un espace sans elles trop chaotique? Elles sont une dialectique à mon sens. Une croisée tout d’abord, c’est-à-dire une fenêtre à travers laquelle certes on peut voir mais une fenêtre néanmoins fermée, un empêchement, une impossibilité, la négation de l’immédiateté qu’on croyait tout-à-l’heure si facile; en bref le constat sans appel de l’impossibilité de dire le monde dans sa nudité, dans sa présence authentique. La croisée? Un désespoir, presque l’aveu d’un renoncement.
Mais tout aussitôt, simultanément, et c’est ce qui fait – ce conflit d’interprétation – toute l’humanité de la peinture de Georges Badin, tout aussitôt donc une liberté, un oiseau. Un envol et une libération. Le peintre est le creuset de cette double postulation. A quoi reconnaît-on un art véritable? Justement à cette constante balance, charnellement vécue, entre rêve ( un fol espoir) et lucidité (la « réalité rugueuse » de Rimbaud): l’être humain, s’il est conscient, sait la perte irrémédiable à laquelle la vie oblige lorsque il n’est plus possible à l’adulte de convoquer le réel plein, mais il reste aussi habité par l’espérance car il ne peut s’empêcher de rêver. Cette croisée sur le tableau de Badin? Un rêve qui se sait un rêve.
Un livre pauvre que j’ai sous les yeux montre le bleu du ciel traversé par un oiseau blanc stylisé par une croix. Cette croix est en réalité faite de deux bouts de cordelette collés sur la peinture. L’oiseau et la corde. La liberté, l’enfermement.
Autre contrée: les tableaux de Georges Badin contiennent une écriture, des signes plus que des mots, une signature peut-être mais indéchiffrable, et qui ne se cantonne pas à l’emplacement habituel. Des graffiti? Plutôt une griffure. Un complément à la peinture ou un accroc? J’y vois, ai-je raison, une impulsion, un désir de vocable inachevé mais qui témoigne du goût du peintre pour les mots, de son amour même pour eux à l’aune de la déception qu’ils ne manquent jamais de provoquer chez ceux qui les emploient, ou voudraient les employer, pour dire la vie et le monde. Georges Badin, par cette griffure, par ces traits qui parfois courent sur toute la surface, parvient à lier d’une certaine façon les éléments du tableau, à les raccommoder (un texte est un tissu), mais j’ai l’impression qu’ils lui échappent autant qu’il les contrôle. Le langage ne peut pas dire le monde, il fait écran (la poésie ne tente-t-elle pas elle aussi de lutter contre cet arbitraire?), la peinture est plus immédiate. Oui, ces vocables sont des fils encore conducteurs d’une énergie, à défaut d’une signification, ils indiquent un sens, à défaut souvent d’en avoir un.
Et cette impulsion que je soulignais plus haut est celle de la main. Comme la couleur et la forme sont celles du corps. Couleurs-émotions et formes inachevées: on ne bride pas l’élan physique. Au-delà du concept qui referme sur soi, cette peinture est un hymne à la finitude, au sens où elle n’oublie jamais qu’elle émane d’une unité physique et mentale. Gestes créateurs et toujours en train de s’accomplir, ceux du peintre ne peuvent donc être contenus.
Au total énergie brute.
Cherchant le monde, désirant « [ouvrir] cette porte où [il] frappe en pleurant », à l’instar du « Voyageur » d’Apollinaire, Georges Badin, orphelin de sa propre enfance, comme tous nous le sommes, finalement exulte.
C’est bien vrai qu’on peut dire avec Yves Bonnefoy que « l’imperfection est la cime ». Cette peinture qui me rend plus sensible et plus humain, par sa tension permanente, par l’espoir lucide qu’elle sait dans l’instant faire partager, me rend aussi plus confiant et plus fort.
Emmanuel Merle