Georges Badin

La peinture de Georges Badin

Catégorie : Textes

Georges Badin : sommes-nous ? La couleur et l’abscence

Un texte de Jean-Paul Gavard-Perret

 » Des enfants bleus et jaunes avec une peur inavouée, et sans
reproche  » (G. B.).

Oui la peinture existe. A ceux qui pensent le contraire Georges Badin
propose le plus cinglant démenti à travers un des travail  le  plus
intéressant qu’il est donné de voir. L’artiste prend en effet et si
l’on ose dire la peinture  » au pied de la lettre  » : elle reste pour
lui une pâte qui joue sur les densités différentes ou sont mixés
parfois divers types de matières. Chez lui chaque toile reconstruit,
réinvestit le monde en une autre ouverture et devient le centre d’un
questionnement qui ravira autant ceux qui annoncent la mort de la
peinture que ceux qui espèrent en sa renaissance. Personnellement
nous n’avons jamais cru en la mort de la peinture  et les travaux de
Georges Badin sont là pour le prouver. Posant la question du sens du
 » recouvrement « , posant la question du geste en peinture, et celui
de la valeur de la surface dans une toile, l’artiste pousse à fond la
réflexion qui l’anime depuis toujours.

Pressentant l’illusion picturale comme la seule source féconde de la
peinture mais sachant rebondir afin de lui donner une autre présence,
un autre contenu, une autre façon de la regarder Georges Badin n’a
jamais renoncé au tableau.  Non pour s’y perdre mais afin de nous y
insinuer par les ouvertures que l’artiste nous tend. C’est ainsi que
sa peinture a encore quelque chose d’inter-essant à dire et à
montrer. Dans ses lignes et ses couleurs surgissent une sorte de
limite et c’est là pour l’artiste la manière d’appréhender ce « Grand
Secret » – cher à Henri Michaux – dans l’effacement de l’illusion de
réalité par substitution à/de l’apparence. Une telle oeuvre désosse,
use,  libère, montre. Il ne s’agit plus d’accrocher aux cimaises des
pans du leurre mais de créer  par  celui-ci  le temps de la
fragmentation  en une sorte de recueillement  dont l’ironie n’est
parfois pas absente. Mais Badin, et c’est une de ses qualités
essentielles, ne cherche pas les  » coups   dans lesquels la peinture
s’est épuisée. Chacune de ses toiles, en ses jeux arachnéens,  permet
d’explorer des contrées inconnues. Le regard pénètre vers ce qui nous
aveugle. Dans la compacité démembrée/reconstruite surgissent des
soubresauts sensibles,  signes d’une sorte de convulsion, signes
aussi d’un tout fini renversé.  La peinture n’est plus un pur néos.
Elle ne se  » mure  » pas dans son apprêt mais s’en éloigne.

Le travail de Badin nous prend dans son rythme. Pourtant ce n’est pas
seulement le temps qui est aplati à coup de pigments en leurs assauts
et leurs affrontements. L’enjeu est sinon autre du moins différent :
contre l’épaisseur et le poids surgit cette densité paradoxale que la
peinture distille en ses déroulements, ses arrêts, sa diaphanéïté,
son escalade, la recherche d’un horizon même s’il reste bouché – à
moins que les pans de couleurs deviennent les portes qui l’ouvrent.
Sans cesse, l’artiste hésite, reprend dans son continuum ses suites
d’offrandes.  il y a des resserrement, des élargissements, des
passages de l’ombre à la lumière, de l’horizontal à la verticale en
une quête  » du joug qui lui servira dans une nudité bienfaisante,
même si tous les dangers ou effacements sont possibles « .  Voici la  »
scène « , voici la théâtralité de la peinture là où les concepts
d’abstraction et de figuration ne veulent plus rien dire. Voici
l’enfance (de l’être, du monde) et ses mystères.

Les couleurs participent à l’échange éphémère et essentiel que les
mots ne font pas :  » Elles serviront plus tard après le lever du
soleil sur la mer et leur lente montée sous le regard du peintre les
fera unité ou opposition, enfin nommées et écrites, lieux de passage,
moments de tumultes « . Voici ce qu’il en est d’un tel face à face à
l’épreuve du temps. Un combat où le peintre se doit d’être
nécessairement vulnérable, sans quoi son art n’est rien qu’un effet
de façade ou un délit de faciès. L’ordre n’est pas de son monde; il
n’en connaît pas le sens, il ne connaît que l’étrange et n’attend
rien sinon ce qui avance. Voilà ce qu’il en est aussi :  » Que soit
joint l’enfant (la peur, son envahissement) à l’oiseau (son premier
chant), au poète, au peintre, assaillants sur leur terrain, sans
défense « . Portée à ce point la peinture est la  » force obscure pour
chasser la formule rampante, dans le refus de l’épilogue « , une force
dont Badin lui-même ne distingue pas les contours. Mais entre la base
et le sommet de chaque toile quelque chose est sauvé en fournaises
multiples qui ne peuvent s’achever. Un rêve s’éparpille, se reforme
aux seins de richesses voisines de la perte et en dehors de ce qui
peut se prévoir (puisque dans le cas inverse toute décision mûrie
créerait le durcissement qui emprisonnerait dans un sens unique). A
travers la toile, le temps soudain est ouvert sans aucun repères.
Juste les couleurs, le bleu, le jaune, leurs séparations sont là où
s’éveillent dans le présent un rituel visuel où le silence se fait.
Et voici soudain que le monde s’allège depuis les hauteurs de Céret
où vit le peintre. Picasso le visita, Picasso dont Badin n’a jamais
oublié les noces hédonistes, les guerres érotiques et les joies
graves aussi.  Cela l’extase nue et la pure ouverture ocellé de
lumière, cette extase que Badin lui même ne cesse de signer au lieu
sans lieu où elle se tient : le tableau. Les couleurs qui le tien.
A ce point une question capitale se pose : et si la couleur
n’habitait que la peinture ? En son ruissellement elle investit les
toiles de Georges Badin : les lignes-contours ne sont là que pour en
effleurer ses différentes plages : passer de l’une à l’autre en
miroitant. Le regard s’emplit de ce déversement de lueurs. Ce n’est
pas la lumière banale du dehors mais son suspens filtré. C’est de la
couleur habitée mais qui ne dit rien hors d’elle. En ses plages elle
monologue pour dire ce que les mots ne font pas parce que, croyant
capter le sens, ils l’abîment, ils parlent par absence tandis que
Badin fait parler le couleur par présence. C’est pourquoi il faut
regarder ses toile dans le silence afin de comprendre que cette
présence est aussi absence. On éprouve cet ensemble dans une fugace
extase : ce qui est absent est répandu par la couleur que rehaussent
par touches les lignes qui l’exalte. Tout est là mais comme hors de
prise. Alors est-ce vraiment donné si c’est hors de prise, est-ce
hors de prise puisque c’est donné ? Par la couleur l’absence se lève
de partout. Tenant à la peinture elle-même à sa calme évidence. Elle
en émane, elle est présente. D’où l’importance d’une telle recherche,
sa tension, son niveau de réel – celui du contour qui rend présent,
qui se détache de la couleur sur fond d’absence.  Le contour n’est là
que par elle, elle le définit à ses bords, lui donne sa découpe.
Découpe d’absence par celle de la couleur qui la serre de près si
bien qu’elle s’efface par la couleur qui autorise son présent. Dans
cette dialectique tout se joue. N’est-elle pas, au fond, celle de
l’art en général. C’est l’avancée vers l’extase la plus nue  et
excentrée fait de mouvements contraires qui s’épousent dans l’épreuve
de la peinture de Badin : peinture sans  » objet  » si ce n’est
qu’elle-même. Elle ne trouve rien à étreindre (comme il arrive
ordinairement dans l’extase). Elle est saisie ou proie d’un
saisissement mais  ne sait rien elle-même.

Se produit toujours dans l’oeuvre une ouverture, une béance qui
attire, béance pure sur laquelle souvent le peintre a ou aurait
besoin de mettre des mots comme si, à elle seule, la béance devenait
insupportable dans la jouissance qu’elle produit mais sans union.
Elle ne va ainsi à l’appel du plaisir mais qu’à l’absence sans nom
qui l’attire parce que, justement, elle est sans nom. La peinture de
Badin n’a donc pas de termes. Elle ne possède que des supports, des
départs. Elle part du monde auquel elle est liée par déchirure. Elle
monte vers la béance, l’ouverture par delà les contours finis. son,
départ est partout. Et ainsi, la couleur par l’absence qu’elle induit
donne peut-être au fini son statut. Voici donc l’élan pur issu du
monde pour aller où ? Il n’y a pas de terme, pas d’issue, du monde ne
reste que son départ au moment sur la toile en lui-même il change, se
fait léger, en suspens de lui-même. Oui, il y a ce déversement de
couleur, ce déversement qui entraîne vers des régions inconnues de
l’être, aspirées par elle. Le jeune contre le bleu du ciel. Et pour
cette opposition : une cause optique, d’onde. Le jaune scintille
presque pour lui-même, tenant à lui-même mais comme oublieux de sa
force. Tandis que le bleu, trop fragile est déjà l’ombre appelé, le
rideau (rouge) tiré une fois disparu dans sa qualité même. Georges
Badin fait surgir un nulle part évasif et un partout certain. Il
étale en ses couleurs l’appel et le néant. On doit alors s’approcher
de l’un et de l’autre. On ne peut que se perdre, là, en leur suspens
en un double mouvement. Dans l’oeuvre le monde qui était son départ
n’est plus au terme qu’un départ. Ce dont, un jour (ou une nuit) on
part. La peinture elle aussi en part, s’en détache. Mais pour nous
rappeler à nous, à ce rien qui soit du monde. A son sommet, à son
extase. Nue comme un désert l’extase. Comme la couleur. On y brûle.
On s’y consume.

(les citations sont de G. Badin).


Jean-Paul Gavard-Perret

La porte

Texte de Georges Badin, avril 2007

Des enfants bleus et jaunes avec une peur inavouée, et sans reproche.

Pour atteindre le marteau et attendre que la porte soit ouverte de l’intérieur – le temps serait long car la première entrée faisait partie d’un long couloir à partir de la cuisine – il devait prendre appui sur la poignée en forme de rectangle de cuivre et il frappa fort en rabattant le marteau plusieurs fois. Escalade presque, du moins il le pensait, et c’était déjà un tout premier assaut, un nouvel affrontement dont il ne mesurait pas l’enjeu. Moments d’hésitation et il avait là toutes les chances de l’emporter, toute liberté pour réussir : vouloir franchir sans encombre l’obstacle. Pris dans un rythme où le temps est seul en vue, comme l’enfant, ce qui engendre une attente sans loi ni épaisseur, inavouable. Peut-être n’arrête-t-il pas d’y penser, c’est-à-dire de pouvoir écrire ce qu’il espère qui va venir tout en doutant de ses pouvoirs.

Aucun arrêt brutal dans ce déroulement, début, mais un temps continu, au rythme égal emplissant l’enfant et son passage. Image unifiée, à la surface comme d’un miroir, que l’on pourrait lire ou voir quand elle est tenue par un auteur. Offertoires.

L’enfant, de son seul côté, est saisi par le resserrement sans qu’il l’ait voulu ou cherché (ce ne serait qu’un passage dans l’ombre ?), en opposition à l’écrivain ou au peintre en quête du joug qui leur servira dans une nudité bienfaisante, même si tous les dangers ou effacements sont possibles.

Deux regards : des lignes droites de l’un à l’autre, aucune signification en lecture. Un acte d’amour selon l’écrivain qui a pris la scène en marche, notant la bienveillance complète de l’enfant afin que la fureur sur la porte devienne mystère.

Deux couleurs et si on les nomme, elles ne participent qu’à un échange éphémère, celui des yeux de la porte sur leur mouvement. Elles serviront plus tard après le lever du soleil sur la mer et leur lente montée sous le regard du peintre les fera unité ou opposition, enfin nommées et écrites, lieux de passage, moments de tumultes, sensibles par les mots inexorablement.

Il y eut « une guérilla sans reproche » (Char)

Des mots nous ayant accompagnés pour braver le temps.

Une vie, celle de l’enfant, lue comme vérité : vulnérabilité, mots en position de combat, ordre auquel il ne participe pas, vouloir toute la puissance alors qu’il n’en connaît pas le sens, étrangeté pour peu qu’il n’ attende aucun effet.

Je m’avance vers cette scène lointaine, comme si elle était devenue nécessairement présente.

Que soit joint l’enfant (la peur, son envahissement) à l’oiseau (son premier chant), au poète, au peintre, assaillants sur leur terrain, sans défense.

Textes de Vassilena Kolarova sur « Le Jardin Catalan »

Dans le cadre de sa thèse de doctorat sur le phénomène interartistique à la Nouvelle Université Bulgare à Sofia, Vassilena Kolarova (Василена Коларова) a travaillé sur « Le Jardin Catalan », livre d’artiste de Michel Butor et Georges Badin. Ses travaux ont notamment été présentés lors du Colloque international de Sozopole du 13 septembre 2006.

La clapère

Un texte de Georges Badin, février 2007

Les positions de l’amour jusque dans les toiles, lues seulement par vous.

La peau pour le moment sans qualités, ici comme elle pourrait être dans un autre lieu, et cela n’est pas écrit dans un temps. Du rose, là, sans raison, acceptation de sa part, au brun pour n’avoir pas à résister. Le bleu et le vert, feuillage et ciel, voûte protectrice que la peau reconnaît.  Peu à peu s’il y a des regards, ils sont d’un côté comme de l’autre, c’est-à-dire du lieu au corps, doux, éphémère et peut-être cherchant à prendre une assise. Le feuillage dans ses entrelacements a le pouvoir d’étendue sur la peau elle-même, peut-être par un frôlement imaginé et le désir serait dans ce cas le protagoniste, écartant toute autre caresse. La pensée serait dans toute la surface lisse ou ondulante de la nudité brune et l’échange se fait ainsi sans mots, sans qu’il y ait de volonté, uniquement dans le désordre de la prolifération. Si l’eau couvre par hasard le dos jusqu’aux jambes, elle vainc toutes les sensations en myriades pour ne laisser  qu’une chaleur unique comme un aplat en peinture après la vivacité d’un trait.

Lieu toujours en usage,  au début de l’après-midi, avec  le feuillage, la pierre, l’eau de jour et s’il s’en sépare, il n’osera pas prononcer ce mot, de peur que celui-ci n’envahisse cet éloignement et qu’il ne finisse par s’en accommoder (léger reflet qui ne donne aucune image malgré les couleurs présentes, changeantes) : disparition. Une image entrouverte : la vague, peu importe sa hauteur, lui fera face, écume et eau confondues, avant de s’étaler sur le sable, de s’y mêler, et là disparaître fait partie de la succession chaque fois nouvelle.  Il ne s’arrêtera pas, précisément là où il a tendance à être en attente pour observer, les coudes sur la balustrade, ce qui a lieu maintenant dans ce nouveau paysage.  La toile à force de passages, eau et colorant blanc, est presque devenue peau, c’est-à-dire souplesse pour que tout ce qu’elle va recevoir comme images soit ciel, feuillages, pierres, eau, visible et lisible dans le domaine de la peinture : la mémoire a agi comme détachée du peintre qui est intervenu sans effort.

Dans un état tel qu’il pourrait paraître en perdition, lorsque le moment n’a qu’une seule ornière, il semble que le désir, dans son incertitude, le mène à une espérance.

Ne pas délaisser les mots-éclats, les mots-sons, les mots sans vie, épars dans la séparation, afin que le bois, que les feuilles sur les branches, que l’eau,  que les pierres soient sur la toile, elle-même prête à toutes les lectures, à tous les retours en arrière des regards.

S’il passe du côté de la résistance, il emploiera l’offense contre de tels mots qui viennent à l’improviste : « L’insensé est dans la vérité atteinte, comme possédée, aussitôt perdue, défaite et béante, et l’égarement, l’affolement qui s’ensuit. » (Jean-Luc Nancy, Le sens du monde).

Georges Badin, février 2007

Lieux d’eau

Un texte de Georges Badin, janvier 2007

Si j’ai le désir de revenir sur un lieu, pour le moment je n’ai aucun repère, aucune image, je ne souhaite rien et ce que je veux, c’est que l’hésitation soit ma seule directive. Ce serait tourner autour d’une seule image, le plus souvent possible, ce qui revient à dire ne pas s’y arrêter, afin que le temps de la peinture, comme celui de l’écriture si je prenais le parti de la narration, soit le plus présent possible. Je souhaite le plus possible être dans la fable, c’est-à-dire dans le sens qui peut paraître unique si on regarde la page mais qui ne l’est plus si l’on feuillette le livre ou le carnet. Avec certitude les éléments qui constitueront le dessin ou la peinture seront dans une grande mesure le plus près de ce qu’ils sont : les couleurs et les choses. Voilà un premier désir.

L’auteur, à son corps défendant, sera si peu dans la ressemblance que la pierre sera rouge ou jaune, c’est dire qu’elle prendra les couleurs de la lumière, que le corps n’aura été que deux courbes qui se joignent, que l’eau ne sera connue que par ses passages inégaux sur la page, bleus à coup sûr, que le feuillage ne dira qu’entrelacements et apparition succincte. L’embellir ? La restituer telle qu’elle fut ? Vouloir ne pas s’en séparer ? Indéfiniment en butte à ce qui est, destiné à naître, prendre forme, passer de l’inertie à une vie. L’interrogation, du moins le signe qui la traduit un peu comme une oreille, influence, fait dériver, attendre, prolonge l’image même si elle met l’auteur en position de l’emporter, lui donnera la possibilité de faire des variations nombreuses pour ne pas avoir à choisir.

Deux lieux : l’un dans la nature, l’autre sur la page ou la toile. Que serait l’auteur sans le désir dont la navigation au long cours est retenue dans les filets (mailles) du peintre et de son modèle ?

Dans le face à face avec ce qui a vie (et refuse une immobilité sans effusion), dans le survol que fait l’oiseau sur toute matière, toute vue, tout état, il semble que le peintre ou l’écrivain ne fasse aucun choix, qu’il soit confronté à tous ces errements et en fin de compte à son corps ici et maintenant, de telle manière que le paysage sera le corps de celui qui écrit ou peint.

Espace à découvert, tous les éléments qui le composent sont à leur place d’habitude, éclairés, offerts sans pudeur. Dans une attente qui n’est pas voulue mais se révèle nécessaire lorsque la blancheur du papier ou de la toile sera à sa disposition. D’où pour l’auteur la nécessité désormais souveraine de prendre une distance vis-à-vis des corps naturels, feuilles, eau, pierres, des couleurs qui s’y rapportent et du corps mobile pour les mettre le plus à distance possible de lui-même et ainsi les rendre autonomes sur chaque toile, sur chaque feuille toujours dans le temps présent. Chaque fois serait la première.

Deux lieux, dans une expectative, accueillant les sensations sans distinction. Des toiles aux textes : des profondeurs, des envols, des va et vient.


Georges Badin, janvier 2007

Le vent marin

Le vent marin

Le vent marin, sa force égale, l’eau plate, son inexistence, le soleil, sa force par moments.

Le vent marin est ce qu’il veut être : étendue. Il n’a ni fin, ni but, ni vouloir. Il passe, vite : c’est là toute sa prise, tout son éveil. Des juxtapositions : jaune qui va s’étendre, défaire le vent toujours marin et, sans qu’il y prenne garde, il s’arrêtera. Dans la chaleur qui domine, la couleur ne se reflète pas sur l’eau. Commencements aux éclats, aux lueurs innombrables qui ne s’écrivent que sur l’eau. Couleur prête à toutes les forces, elle naquit de tous les instants des assauts, vent marin et soleil futur. Et sur la toile celui-ci aura pour figure un or éphémère à côté duquel le s trois bandes jaunes, rectilignes, traversent le tissu encore vierge. Eau, bleue, des mots qui s’allient, accaparent le regard, s’étendent sur la toile de telle sorte qu’elle est traversée par eux, couverte, presque anéantie. Pas d’ombre qui la protège, celui qui écrit est maître de tous ces jeux, ces diversions. Chaque instance pourrait se suffire et le peintre est sorti, non sans dommages, de l’écrit et du matin du monde — du moins c’est ce qui apparaît — pour qu’il n’y ait sur la toile qu’une seule force, qu’un seul plan d’insistance.

Une force de passage telle que tout arrêt est exclu, qu’elle annihile tout regard, qu’elle ne défait pas, n’isole pas. Ni l’anse, ni l’écume qui la dessine ne lui sont indispensables, ni la colline, ni les rochers à fleur d’eau ou la surplombant. Il va écrire tel qu’il sera à ce moment-là, immobile, attentif mais vif, tendu, presque sectaire, avec à sa disposition d’hypothétiques images que l’écriture va en quelque sorte faire naître, susciter, dépendance lisible et qui le fait revenir presque ce jour-là où il a été le sujet du vent marin. Rigidité des trois bandes jaunes parallèles, tracées à la règle. Elles passent sur la toile, vite, sur l’écrit noté sur le tissu. Du bleu à droite en grande étendue. Songeait-l à la mer ? En bas, cette même anse, comme un u évasé et l’on ne doute pas que ça avait été un matin d’été.

Il s’agira, pour la peinture qui résiste, d’être étendue à terre, qu’elle s’offre ainsi dans cette position : elle attend et elle est à distance. Son impudeur ne se dément pas et attire nécessairement, de telle sorte que la balle est dans le camp de celui qui regarde. Tout est pour lui à découvrir ou à défaire, ou à reprendre.
Qui regarde la toile est indécis, volontaire, prend de plus en plus de place, d’insistance, à tel point qu’il agrandit son champ d’investigation, que, ne perdant pas de vue la toile, c’est ainsi qu’il se sauve et en même temps qu’il s’égare. Il s’arrête, il dérive. Jusqu’à quand ces états le feront-ils auteur, souverain, jusque dans sa solitude ?

Georges Badin

Août 2006

Texte sur le Jardin Catalan de Georges Badin

Texte sur le Jardin Catalan, avec Michel Butor … en correspondance

Renoncement, s’il y a lieu d’y croire, on ne peut attribuer la faute à un être ou à un lieu, à un état, l’enfance par exemple, qui en serait responsable. Et pourtant la naissance est là : le jardin de l’enfance avec ses carrés, le seringa, le magnolia sur lequel l’enfant montait pour voir l’ensemble du jardin et lire. Pas d’exactitude, aucun jugement, un état d’innocence qu’habitent le jardin et l’enfant. Le paradis par la suite peint, incomplet pourtant avait son origine dans ces années-là. Et il a fallu abandonner toutes ces références pour que le paradis prenne vie et aille ailleurs pour raconter une histoire pour chacun. Du singulier là-bas, autrefois à ici et maintenant, partout et toujours, pour tous. Pour que cette réserve de beauté et de vérité serve l’histoire de chacun. Le poète est venu au secours du peintre sans le prévenir, il a écrit le mot « jardin » et ce qui est devenu vivant,
actuel a été écrit, noté par des couleurs et par des lignes – une ouverture, une disposition à être, à donner à lire, même à ceux qui sont éloignés de ce lieu passager -. Qu’est-il devenu cet éden ? Chaque lecture, chaque regard le dira, l’écrira à son tour, lui donnera des couleurs.

Jaune : prendre naissance, c’est-à-dire s’élever, ne jamais être au faîte et puis, si on attribue un vouloir à la couleur, elle occupe toute la place, ne laisse aucun interstice dans son étendue. Toucher la peau serait aller et venir, ne pas s’arrêter, peut-être à l’exemple du poète qui va s’emparer du désir, le faire homme ou femme ou les deux et surtout les faire apparaître au point qu’ils ne sont que la phrase simplifiée qu’ils entendent : Dieu, c’est la couleur et ils n’y ont pas cru, c’est là peut-être leur péché, dit le poète, alors que l’histoire raconte qu’ils ont péché parce qu’elle a mangé la pomme et a ainsi obéi au serpent qui se trouvait là par hasard. Ecrire, peindre trouve ici son origine et le poète comme le peintre ne cessent d’être dans ce poiein, glissement sans cesse parce qu’il est toujous à faire, avec cette « insurrection de l’imaginaire » (E. Glissant) qui en est le moteur

Vous demandez s’il y a fusion entre l’écrit et la peinture. J’emploierai plutôt le mot « écart » (qui est le nom de la maison de Butor à Lucinges). Ce mot donne à lire les rapprochements entre les images (couleurs, dessins par les lettres) et les mots qui en créent aussi eux-même. Je veux mettre l’accent sur l’inachevé, ce qui va toujours suivre. Je prendrai un exemple dans la musique : un motet de Vivaldi que j’ai entendu dernièrement où la voix et la musique avec si peu de notes, presque des répétitions voulues, étaient en parallèle sans jamais se confondre. Ecart du désir, fusion souhaitée mais jamais accomplie, comme en amour : on ne devient jamais l’autre. Je reprends mon histoire avec la couleur et le paradis : le jaune et le bleu semblent souverains presque, analogiques de deux dieux presque. Il y a une suite que je veux dans cette juxtaposition intitulée « Eté paradisiaque ». Le plaisir ici, celui du texte de Butor et celui de la peinture, ne se confondent pas. Celui qui regarde en crée un autre.

Vous avez écrit le mot « paradis » et j’y ai souvent pensé sans parvenir avec deux couleurs à en donner une image: jaune et bleu. Ces deux couleurs suffisaient-elles à dessiner Adam et Eve avec leurs désirs, leurs hésitations, leurs incertitudes, leur esprit de domination? Sollers emploie le verbe « exagérer » à propos de Poussin et de son Printemps : cette qualité vous est-elle apparue dans mes tentatives? Il faudrait poursuivre et dire ce que ce verbe annonce, dévoile, écrit. J’en appelle aux poètes, à Butor par exemple.

Figuratif, au masculin comme au féminin, ce ne serait qu’un adjectif qui tracerait des lignes imaginaires (enfin, on les pense telles) mais pour aller vers où, aboutir à quoi, être lisible pour quelques-uns. Il y aurait appel réciproque entre ce qui est donné et le trait, entre l’intention et le dessin et peut-être pourrions-nous décrire ce passage : après les cailloux, le sable, on avance, l’herbe, elle est verte mais d’un vert qui a subi des atteintes , et des chardons avec leur fleur piquante d’un bleu déjà annonciateur de la mer. Toujours la synesthésie, dans la marche et le désir d’atteindre l’eau. Et lorsque la mer apparaît le même événement a lieu : deux couleurs qui se superposent, s’étalent, jaune/bleu, ocre du sable/blanc de la vague. Selon le mot de Benjamin Constant, « de la constance dans l’inconstance ».

Plus tard …

Aussi loin que le regard se porte, sujets et écriture s’allient – est-ce dire qu’ils sont indissociables ?-et l’écriture semble se faire miroir, elle regarde, elle est regardée. S’il y a séparation, c’est à un niveau conceptuel et la « puissance d’être » (Spinoza) aborde aux rives du profane et du sacré qui, selon Deleuze, irriguent toute écriture. Le poète rêve d’une halte souveraine, celle de la couleur qui serait indestructible, tandis que le poème fait se succéder les passages vite effacés de l’écriture et qu’il préfère profaner, défaire, désunir l’admissible, ce qui se présente comme établi, et finalement ces mouvements, cette volonté de ne pas tenir en place sont une tentative pour rejoindre la couleur pure et ainsi le peintre et le poète partagent la même obsession, celle de l’unité.

Les mots de Butor, en réponse : « Très beau votre texte : le jardin au bord de la mer, ,l’enfant sur le magnolia, tout cela passe admirablement dans votre peinture. J’essaie d’en capter et d’en renvoyer quelque chose.  »

Georges Badin

Texte d’Yve-Alain Bois

Georges Badin par Yve-Alain Bois

A voir les tableaux de Georges Badin, on se dit que ce sont peut-être les poètes qui vont sauver la peinture qu’on nous dit moribonde depuis déjà pas mal de temps – ou, pour le dire plus précisément, que ce sont les poètes qui vont pouvoir, en toute innocence, rétablir l’image de la peinture.

On le sait bien, l’image n’a pas fait bon ménage, tout au long de ce siècle, avec la modernité picturale. Il y a toujours eu déséquilibre, soit domination de l’image sur la pratique de peindre (surréalisme), soit exclusion (abstraction). Ici, et je crois que c’est parce que le travail de Badin a d’abord été poétique, on n’a ni un apport thétique de l’image, ni un rapport antithétique à l’image. C’est plutôt un rapport dynamique et volontairement inaccompli: on dirait que Badin ne s’intéresse qu’à la possibilité de l’image, qu’à celle-ci en tant qu’elle peut naître, métaphoriquement peut-être, en tout cas fugace. D’où ce temps apparemment rapide, irréfléchi, mais sans le théâtre de « l’inconscient », de l’inscription picturale, une temporalité qui semble assez proche de celle de l’écriture d’un journal (à quoi on peut aussi rattacher la régularité quotidienne. de la production), presque mercenaire, comme disait Valéry de son travail. On pourrait aussi dire que c’est une peinture de la traduction. Traduction d’images vues, de choses lues, en possibilité d’autres images. L’image émerge parfois, apparition fulgurante comme la passante de Baudelaire, mais le plus souvent non, elles se tient au seuil. Le tableau appelle l’image. D’où aussi peut-être, à de très rares exceptions, (notamment dans une scène de natures mortes aux citrons où Badin soudain très proche de Matisse cherche à rendre l’éclat d’une saveur), l’absence de composition, le côté troué, pas seulement inachevé ou fragmenté mais ponctué de béances des tableaux. Il n’est pas un hasard, je pense, que Badin ait été particulièrement attiré, au point d’en faire le thème, si l’on peut dire, de sa dernière série, par le récent livre d’Hubert Damisch sur le jugement de Pâris (mais le mot thème est faux, bien sûr: disons que ce livre et la manière dont Damisch y phagocyte son lecteur à propos de l’un des mythes constitutifs de l’idée de beauté, a fonctionné pour Badin comme embrayeur). Notons qu’il ne s’agit pas là de n’importe quel genre de livre mais d’une fiction théorique (au même titre par exemple, que « Totem et tabou » ou « L’origine de la tragédie »), c’est à dire d’un genre qui ne saurait se prêter à l’illustration. Mais surtout, cette fiction théorique tourne autour de la naissance du désir d’image, à savoir ce dont Badin a toujours voulu non dépeindre mais peindre.

Max Fullenbaum par Georges Badin

Fluctuations, dérives, anachronismes, « cette part de mystère qui nous qualifie, nous, poètes », « Je est un autre (feu) »

L’impossible Odyssée d’un oiseau dont on apprend qu’il est mort, on peut penser qu’elle n’a pas existé, mais Max Fullenbaum l’a rendue accessible par « le degré zéro de l’écriture ».

Fascinant dilemme : se rend-on compte qu’il n’a pas hésité ? L’oiseau est mort, on n’en doute pas, mais l’écart, si petit soit-il, nous renvoie-t-il à la vie de l’oiseau ? Imaginons-la. Il était sur le toit rouge, enfin cette couleur a été choisie par le peintre, c’est le rouge et le noir, une réminiscence qu’a discrètement suggérée l’écrivain. Déviation peut-être vers le roman de Stendhal, mais non, il faut ces deux couleurs, le sang et la parure de la mort, pour croire à la mort de la mésange. Les ailes étendues, il est à plat sur le toit, comment, de sa fenêtre, l’écrivain a-t-il pu l’apercevoir sinon en feuilletant le livre aux pages peintes et aux deux couleurs invariables qui rythment le texte neutre ? Sans palpitation et on pourrait s’attacher à l’agonie de l’oiseau dont il n’est fait mention ni dans le texte, ni dans la peinture. On pense qu’il aurait fallu plusieurs images pour noter les soubresauts de l’oiseau agonisant. Le poète a usé de peu de mots et il nous invite plusieurs fois à venir sur un lieu de mort.

S’il y a égarement, et je trouve ce mot dans l’écriture tacite du poète, je me laisse porter par lui en première lecture pour arriver non pas à un but mais à une intention souvent suggérée par l’auteur qu’il faut, lorsqu’on va à l’aventure, accentuer cette perdition, c’est-à-dire noter qu’il n’y a pas d’horizon. Cela me fait penser à une phrase d’une patiente qui disait à son psychanalyste : « Si je vous disais le mal dont je souffre, nécessairement je vous ferais du mal. ». On est alors dans une situation de tension et dans le premier instant la réponse n’apparaît pas. S’il y a entêtement, faut-il chercher l’ouverture, l’échappée dans ce qui n’a rien à voir avec ce qui est en train de s’écrire ou la souffrance qui tente de se révéler ? L’en- têtement serait ici n’en faire qu’à sa tête, c’est-à-dire n’omettre aucune idée, aucune banalité, aucun passage vers un laisser-aller. Dans les deux cas, celle qui parle et celui qui écrit peuvent tomber juste : dire une phrase qui peut éveiller un écho dans l’autre , comme pour l’écrivain brusquement prendre le lecteur pour le placer devant l’image. Subterfuge, elle a peut-être ce mot à la bouche, la patiente. Elle ne le dira pas mais elle va à sa rencontre, lui permettant toutes les voies possibles. On ne pourrait résumer cette disposition d’esprit d’une seule phrase, mais a-t-il compris qu’avec cette béance il pouvait aller n’importe où, être le sujet de bien des phrases et finalement amener la patiente là où il voudrait ? Il comprend que le gain doit être autre, plus ample, avec des coloris en réserve ou de quoi la satisfaire. Il va là où il sait qu’il aura toute liberté. Peut-être assimile-t-il cette toute-puissance à un silence qu’il a le pouvoir de rompre à tout instant, se taire pour que ses pas soient assurés, pour qu’elle le voie. Dira-t-elle lorsqu’il y a accord qu’il a raison, se laissera-t-elle prendre au point de le reconnaître ? Là serait le jeu suprême si elle finissait par le réduire au silence et si elle lui faisait croire qu’elle était en train d’écrire par des paroles et des paroles sa propre histoire.

Cherchant longtemps un mot qui pourrait donner cette sensation insoutenable qu’il n’y a rien, peut-être le mot brûlure ferait-il effet ? Non, vraiment, il imprimerait une durée lumineuse qui négligerait les lueurs environnantes. Sentant, lorsque le mot a été écrit, que le principe de contradiction pascalien devrait être mis en oeuvre pour s’opposer et faire advenir un état beaucoup plus changeant, plus ductile. L’auteur découvert, Max Fullenbaum, après les points des deux phrases.

A deux mérites

Héraclite, Georges de la Tour, je vous sais gré d’avoir de long moments poussé dehors de chaque pli de mon corps singulier ce leurre : la condition humaine incohérente, d’avoir tourné l’anneau dévêtu de la femme d’après le regard du visage de l’homme, d’avoir rendu agile et recevable ma dislocation, d’avoir dépensé vos forces à la couronne de cette conséquence sans mesure de la lumière absolument impérative : l’action contre le réel, par tradition signifiée, simulacre et miniature. René Char dans Fureur et Mystère La Madeleine qui veillait

Madeleine qui veillait paraît immobile mais Char qui s’en approche tout de suite prend à témoins le peintre Georges de la Tour et le philosophe Héraclite pour s’en faire des « alliés substantiels ». « Je vous sais gré » écrit-il, et c’est de la reconnaissance déjà et on pourrait aussi attribuer à Fullenbaum cette parole face à une table des matières qui fournirait le plus d’états, de ruptures possibles, une infinité de points de vue. Char écrit qu’ils ont chassé de son corps – les dentales scandent les efforts de ce travail d’expulsion, de toute création – les fausses images accumulées, « ce leurre ». « Je suis mon corps » écrit Merleau-Ponty et là encore il n’y a pas de rupture entre « je », l’auteur, et le corps qui devient « je », d’où cette réversibilité lue et cette union rêvée, point lumineux de toute création. Fullenbaum fera également cette chasse à la connaissance avec la conscience d’avoir tout à redouter pour enfin écrire par-dessus toute limite, avec des détours, circonvolutions, traverses, avec la peur du connu, tous les appels du passé et du présent. Objets à sa rescousse. Le manque de sens du monde éclairé par la bougie de Madeleine rouge, ce n’est pas de la honte, mais de la fierté, cette couleur « impérative » et les ténèbres de l’histoire nazie sont anéanties par cette flamme qui donne toutes les raisons de combattre aux poètes (Max est de ceux-ci). Du visage de la femme à celui de l’homme, « l’anneau » (l’ovale) serait ce dessin qui enserre et à un moment par sa brisure (la ligne courbe disparaît) échapperait à tout entendement. No man’s land, Fullenbaum qui écrit sait que ce mot peut être vivifiant. Le poète écrit « dislocation », il ne se ménage pas, il se découvre, il s’expose aux regards, aveu total et prison illimitée. L’excès insondable de la lumière (le dieu soleil) a toutes les forces auxquelles le poète s’alliera pour écrire, c’est-à-dire agir. Deux mots à la fin du poème « simulacre et miniature » pour ne pas en finir avec ce qui réduit, ce qui unit.

Si la mère dit : « Il tourne autour de ma fille », elle ne se place que dans la pensée, elle ne leur prête aucune vulnérabilité puisqu’elle veut seulement faire image. Pour établir la différence entre ce qui est bien et ce qui est mal, ne faudrait-il pas qu’elle les laisse agir ou parler, et puis rapporter les tours et détours de cette expérience serait peut-être s’approcher de la littérature et ignorer pour un moment les acteurs. Ce face à face entre elle et lui, elle y a cru et son erreur fut de vouloir qu’il continue. Elle a fait silence du déplacement incessant qui dans le cas du poète donne des naissances qui se renouvellent tout le temps, alors que, s’il s’avance dans ce paysage, il lui semble que par la marche il a fait un long chemin. S’il écrit des mots sur la page, il ne s’attardera pas au sens apparemment écrit. Ceux-là vont servir par un déplacement constant dans d’autres narrations et la différence apparaîtra de phrase en phrase, de livre en livre, créant des histoires sans qu’elles soient conclues et en dernier lieu délogeant leur auteur.

La cloison

« Suivre le doigt. Le suivre ou le mordre jusqu’à ce qu’il atteigne la proie. Une jambe. Une jambe ouverte, côté tendre. Convoitée. Toucher du bout de l’ongle puis approcher la bouche pour confirmer combien c’est tendre. »

Est-ce un ordre reçu, à supposer que le doigt soit souverain ? Il serait nécessaire de lui obéir si l’on s’en tient à la littéralité. Sujet apparent, est-ce aller vers celui qui parle et le doigt dans ce cas, qui occupe le devant de la scène serait-il souverain ? Erreur sûrement car celui dont on entend la voix, dont on pourrait à notre tour suivre le doigt, se donne à lui-même l’injonction. Faire mal ou faire du mal, l’alternative serait-elle envisageable ? S’il y a morsure, c’est que le sujet resté anonyme a besoin d’une proie. La jambe serait-elle la seule réponse à son dessein ? Dessiner, s’il l’avait pu, aurait été pour le doigt et pour le sujet lui-même la solution la plus immédiate, sans intermédiaires qui, accourus sans qu’il le veuille, auraient terni la courbe la plus tendre du corps tant désiré. Des précautions. Ne pas aller droit au but, comme la flèche qui ne quitte pas sa trajectoire et atteint le centre, le petit rond rouge. L’ongle avant la bouche. La surface avant les ondulations. La facilité avant les détours. L’étendard avant la stratégie. La pensée au lieu de la fable. Il y aurait dans l’expression « proximité lointaine » de Jankélévitch qui pourrait être utilisée parfois pour les textes de Fullenbaum un mouvement qui se diviserait en trois cours : celui de l’image qui jaillit, se forme, s’impose et aussitôt disparaît, celui de l’écriture qui rend sans cesse effective sa puissance et celui du désir de trouver les mots dans le dictionnaire et de faire jouer le plus de sens possibles.

Max écrit : j’attache beaucoup de prix, ce n’est pas « brûlure » quoique je trouve ce mot bien choisi, c’est un mot qui est proche , un mot plus complet, un mot qui résume ce que je tente de faire : « mâchefer », poésie mâchefer, poésie se souvenant de son incinération. Mâchefer c’est un résidu après l’épreuve du feu, ça recouvre inconfortablement, ça crisse, ça peut blesser le pied. Les mots mâchent du fer, ils sont, pour paraphraser, ce qui reste quand on a tout brûlé. Aussi, les mots qui ne parlent pas, les mots brûlés jonchent le sol de la page, ce sont des témoins, des référents qui en appellent à la marche, la marche en avant puisque le mâchefer se dépose sur la route. Il y a donc un chemin à trouver, un chemin à se frayer dans la mutité de ces fragments de phrases, de ces monceaux de mots. L’oiseau qui meurt, qui est mort doit être vu pour que je, toi, elle, renaissent demain. Sa mort perçue est un chant d’espoir mais ce serait un désespoir si cette mort demeurait inaperçue.

La bougie de Madeleine éclaire, brille dans tous les temps : le présent est intemporel et rien n’est laissé au hasard, la lumière est crue et l’on voit nettement tout le mal qu’elle dévoile. Les ordres sont reçus, exécutés sans aucun égard pour la personne, pour le corps qui souffre. Le maître sait ce qu’il fait avec une netteté satanique. Le futur a des couleurs plus voyantes, brillantes et sans aucune mesure avec ce qui se passe. Finalement il crée sa propre scène et ses personnages ne vont pas tarder à y jouer. Fullenbaum connaît les mots qu’il faut leur donner pour que la bouche les prononce, pour que de l’une à l’autre il tisse un jour, une nuit illimités, et qu’ainsi le roman prenne corps. Conditionnel certes, mais il faut dans ce cas que le poète ne s’égare pas, que ses phrases, que ses mots seuls soient prononcés, écrits, entendus, répercutés par l’écho. Subjonctif enfin, il y a lieu de croire que la nuance va occuper tous les interstices, que les souhaits seront formulés avec une même chaleur.

Max écrit :

XIII
Les paysages changent. Autrefois, quand j’étudiais, j’allais chaque jour à l’assaut d’un livre. Le livre était une citadelle, sa conquête était lente, il fallait s’emparer des mots un à un. Or, les mots sont bizarres, ils ont tout à la fois une forme, un sens, un contresens, un sexe, une cloison. Heureusement, leur nature est cubiste puisque par le son, la forme ou l’orthographe, ils peuvent se dédoubler, déposer dans l’air un sens perturbateur et franchir les parois. Le mot est cet inconnu dont on ne sait pas qui il est au moment où il épelle ses lettres. Il habille notre cerveau comme un vêtement réversible sans envers ni endroit.

Le jeu de mots renvoie au je après s’être cogné à sa cloison. Je est un nôtre jeu.

Aujourd’hui je ne lis plus, je baise. De l’élan des mots ne demeure que leur ricochet sur les ondes. Mon livre s’est métamorphosé en une cloison unique diffusant des informations instantanées immédiatement traduisibles en actes. Je suis devenu grâce à elles un individu positif : comme tout le monde je cours après la course. Quelquefois, j’aimerais revenir en arrière, abandonner l’écran, écrire tel un scribe des phrases inopportunes sur le parquet de la salle de séjour à l’aide d’un couteau, en extrayant du bois flottant l’écorce qui le fait bois. Des copeaux de bois aux copeaux de mots, il n’y a qu’un pas, ce « pas » auxiliaire de la négation que je ne franchis point. Quand la cloison se fait confondante, je regarde par la fenêtre couler l’eau. J’aime les écluses car elles prennent leur temps comme si elles lisaient le courant. La péniche attend sans précipitation que la dernière page du livre soit tournée pour déverser le voyage. Dans ces moments de contemplation de la lenteur, je voudrais éteindre la cloison mais je ne le peux pas. La cloison vit sans moi, en dehors de moi, elle ankylose la survivance et je suis sans force devant sa puissance alternative. J’écoute ce que j’imagine voir. Bientôt elle et moi allons nous étreindre sans chercher d’autre mot que le silence exigé par la fugacité de l’offre.

XIV

Je suis le client. J’ai commandé au store les courses de la semaine. Beaucoup de champagne, les bulles prédisposent les femmes à l’amour. Et des provisions de bouche. Et aussi des produits solubles, des instantanés. On verse de l’eau pour que renaisse ce qu’on mange, on chauffe ou on fond, c’est selon. C’est une vie en extrait sec. « Cliquez là ! » a demandé mon écran. J’ai cliqué. Je serai livré. Demain. A domicile. Je me demande s’il y a encore des rues dans les villes que vont parcourir mes marchandises.

S’il y a brouillon, c’est qu’il a une emprise à contre sens et dans ce cas, on a tout loisir de ne pas le suivre, d’en rejeter les références, pourrait-on dire les autosatisfactions, alors que ce vers quoi on tend implicitement serait le sens. Char ne dit-il pas souvent à Paul Veyne qui est avec lui pour un livre, qu’il faut trouver le sens ? Oui, ce qui est jeté sur la page ou sur l’écran de l’ordinateur et qui semble n’être qu’insignifiance, éparpillement, fragments en suspension, Max écrira « copeaux », mais jouons le jeu et ne raturons pas le brouillon, qu’il soit dans cette utopie une naissance à son bord. Il n’est pas : ça veut dire qu’il voisine avec ce qui va surgir, être écrit incessamment. Lorsque le poète est interrogé sur un mot conducteur, il choisit le mot « fil ». Circularité, non, car la boucle serait trop vite fixée à jamais, inerte. Perdre le fil, et on sentait très bien que cette expression trouvait vie à ses yeux, était la débutante.

Séance tenante. Mais elle n’a pas commencé ou bien si vous voulez, elle commence à chaque fois que le poète doute, interroge, se rebelle contre les nouveaux arrivants, les suspecte et le texte qui vient d’être écrit, La fuite sous les bombardiers, en témoigne. Tenante, si l’on cherche mais sans aucune certitude sinon celle-ci :

Pourquoi ? C’est que la planète Aüschwitz a tué le temps… Elle est au-dessus de la terre et projette son ombre. Quoi, la musique, la littérature, les arts plastiques, comment les comprendre, les prendre avec soi, non, il s’y glisse toujours un petit morceau d’Aüschwitz éternel qui prend date, qui prend toute date avec lui pour la délayer dans ses cendres, qui écouter, Beethoven, il me fait rire et Schubert, il a le bras en l’air, et moi je suis assis au concert et je pleure avec ceux qui me tuent, d’ailleurs tu remarqueras comment j’écris ce nom, Aüschwitz, avec un tréma sur le u, ce n’est pas comme ça que ça s’écrit mais moi je l’écris comme ça, Aüschwitz a grignoté un peu de mon nom de famille, Füllenbaum, à Hanovre, possédait un tréma, Fullenbaum en France n’en a point et ce tréma perdu, cet umlaut, je l’ai déposé sur le u d’Aüschwitz, si bien qu’Aüschitz, c’est un peu mon nom.

Séance tenante, il y a sans doute un attrait irrésistible vers l’unité, mais heureusement MF ne la fera jamais sienne, et dans cet intervalle, dans cet écart, autant de nuances dans l’écriture et dans la pensée qui toujours de lui éloignent le sens fixe.

Georges Badin

Texte de Robert Marteau

Georges Badin par Robert Marteau

Fougue, c’est le premier mot qui me vient dés que je m’arrête un instant à dire de ce que fait Georges Badin avec de la toile et de la couleur, avec de la couleur sur de la toile : où il avait, comme un chaman, ou comme un sacerdote épique, convoqué les vents, les ciels, les assauts des collines et des vagues, qu’elles soient prairiales, marines, animales. Arc-bouté, le peintre contient l’afflux, qu’il lui faut, sans l’affaiblir, métamorphose, convertir en musique, en arrangement sauvage et précieux, de préciosité barbare, sans arrêter ce qui, soulevé, s’en venait. Aussi, est-ce, à quelque degré, une imitation de la tauromachie, où il s’agit de dominer la force en l’épanouissant en figures. Les éléments sont les acteurs présents sur le lieu de l’action – ici, celle de peindre. Aucun ressort ni recours qui ne ressortissent à ce seul acte. Il n’y a pas de découverte de la peinture de Badin qui se fasse autrement que par choc émotionnel. Tout y est franc, sans subterfuge : en prise directe avec les aspects mouvementés du pays étendu à la planète Oeuvre en extension, et que la surface solide ne contient que par la force des choses. Peinture qui affronte sans faire fi de la profondeur. Elle se tient en suspens, répugnant à l’immobilité, comme brièvement retenue pourque la vue y éclose, gratifiant le souffle.